C'est une petite boutique devant laquelle je passe tous les jours lorsque je rentre chez moi avec le bus. Elle est coincée entre un bureau d'architecte et une porte cochère derrière laquelle s'abrite une société immobilière. La devanture est usée, les dorures sont fanées, on aperçoit le vieux métal oxydé derrière les lettres au dessus de la porte vitrée. L'écrin n'a plus l'éclat de sa jeunesse.
Lui, âgé, porte une loupe binoculaire sur le front. Il travaille doucement devant son établi éclairé par une lampe à l'éclat violent. Il est économe de ses gestes, il ne bouge presque pas. Elle, encore plus âgée, encore plus voûtée, attend les rares clients et s'emploie à dépoussiérer avec un grand plumeau les réveils et les horloges qui dorment dans la vitrine. Ses gestes sont un peu plus maladroits, elle a du mal et doit se concentrer pour ne pas bousculer l'agencement des objets dans la vitrine. Ils sont nés d'un autre temps, d'un temps qui s'oublie, un temps qui se fait rare. Celui où il n'était pas compté, pas encore.
Je les observe tous les jours sauf le lundi, jour de fermeture hebdomadaire. Ils répètent inlassablement les mêmes gestes. Souvent elle est assise dans un coin de la boutique, elle observe son mari puis tourne la tête pour observer cet autobus qui rompt la monotonie du paysage, qui tranche sur la façade grise de l'immeuble d'en face. Parfois, c'est rare, un client est dans la boutique, visiblement pour faire réparer une montre, un bijou ou une horloge. Le contenu de la petite vitrine a depuis longtemps cessé de plaire, d'attirer les convoitises.
Je me demande souvent comment ils font pour vivre, pour en vivre. Ils ont largement passé l'âge de la retraite, celle des salariés. Ont-ils eu une période faste et suffisamment de bon sens pour se constituer une cagnotte ou vendent-ils leurs stocks à perte au fur et à mesure ? Un jour, je passerai devant la devanture fermée, et ce ne sera pas un lundi. Une histoire qui s'effacera doucement comme tant d'autres.
1 De Thygo -
Que du bonheur. Tu as vraiment du talent. Vivement les prochaines. Jusqu'à présent je ne lisais pas tout tes textes parce que je n'aime pas les longues notes. Je vais me raviser et rattraper le retard. Merci encore
2 De Groumphy -
Oui... Mais super triste quand même. C'est réel cela ou est-ce fruit de ton imagination ?
3 De Franck -
C'est tout ce qu'il y a de plus réel. Je passe devant tous les jours avec le bus en rentrant du boulot.
4 De mirovinben -
Merci pour cette belle tranche de vie... Au fait, tu n'aurais pas un réveil ou une montre en panne, voir simplement à nettoyer ? Histoire de pousser la porte avant qu'il ne soit trop tard...
5 De Groumphy -
Arf... Et moi qui suis plutot dans des instants joyeux... Ca remet la tête en place !
6 De gilda -
Et dire qu'il y en a qui considèrent que l'écriture sur l'internet c'est gentil mais pas plus loin, s'ils savaient qu'ils passent à côté de telles pépites ...
Pour ce qui est de leur âge et de ne pas fermer : mon grand-père maternel a tenu ouverte comme ça, jusqu'à ce que le grand-âge le mette en incapacité, une boutique de tissus et vêtements usuels. Il avait ses 10 clientes habituelles à qui il aurait manqué s'il avait fermé. Je suppose qu'il n'en tirait plus aucun revenu réel (il vivotait je le suppose sur une petite pension d'ancien combattant). Il tenait la boutique de feu sa femme, c'était comme ça et je crois qu'il n'envisageait rien d'autre. Le stock n'était plus renouvelé depuis de longues années sauf commandes ponctuelles pour ses habituées. Nous avons retrouvé à son décès des choses extraordinaires et qui auraient fait le bonheur inouï de costumièr(e)s de cinéma (s'ils avaient voulu équiper les acteurs pour des films sur la deuxième guerre mondiale par exemple). Mais à l'époque j'étais trop jeune pour avoir mon mot à dire et puis ils ne m'auraient pas écouté ("Le cinéma, tu n'y penses pas"). Il y a sûrement dans l'Ecrin des montres inestimables, avec des mécanismes qui n'ont pas eu de relève.