La gamine

Elle doit avoir environ seize ou dix-sept ans, les cheveux noir corbeaux, raides et plutôt longs — parfois agrémentés d'une barrette sur le haut du front qui lui tire la frange vers l'arrière de la tête. Elle doit mesurer dix centimètres de moins que moi, mince, elle est habillée à la mode du moment. Son visage au teint très pâle est plutôt petit et porte un minuscule nez en trompette. Des yeux noirs comme ses cheveux et dans lesquels on a du mal à lire une émotion ou même une expression. Pas un canon de beauté, en tout cas pas conforme aux standards du moment, mais un quelque-chose qui fait tourner la tête.

Je la vois très régulièrement à l'arrêt du bus le matin. Elle fait partie des habitués de ce trajet à ce moment de la matinée. Souvent elle a un grand sac dont parfois quelques feuilles de cours sortent de travers. Il m'est arrivé de voir son écriture, fine et minuscule, comme des pattes de mouche et je n'ai jamais réussi à y lire quoi que ce soit. Une fois assise dans le bus, elle chausse ses écouteurs et enclenche son lecteur MP3 puis sort de son sac un livre, une revue ou quelques feuilles dactylographiées ou couvertes de son écriture manuscrite.

Je ne sais pas où elle descend — mon trajet se termine avant le sien, je ne sais quasiment rien d'elle, alors j'ai construit à partir des quelques éléments que je possède, une histoire qui doit probablement être assez éloignée de la réalité. D'ailleurs je me suis aperçu que je fais de même avec tous ceux que je reconnais maintenant que je pratique le même trajet depuis plus d'un an et que fatalement j'y rencontre souvent les mêmes visages.

Je l'imagine avec ses histoires d'ado, en conversation avec ses copines, ses quelques histoires amoureuses qui vont et qui viennent, les cours où l'on se rend avec plus ou moins d'entrain, les vacances où l'on cherche à s'évader des contraintes familiales. Des envies de vêtements ou de musique, des envies d'ailleurs et de découvertes. Tout ce que j'ai pu vivre à son âge. Tout ce que la plupart des jeunes comme elles doivent vivre ou espérer.

Je l'ai revue hier matin et je me suis aperçu qu'il y avait au moins un mois qu'elle n'avait pas pris ce bus, mais le plus étonnant est qu'elle avait un ventre rond, un ventre très rond, un de ces ventres qui n'oblige pas aux régimes. Comment avait-elle réussi à masquer son état pendant tout ces derniers mois ? Comment va-t-elle faire avec ses études, si tant est qu'elle en fait comme je l'ai déduis de mes observations ? A-t-elle un compagnon, a-t-elle une famille qui la soutient ?

Elle a l'air si jeune, elle avait l'air si jeune car elle tout d'un coup pris une autre envergure, un autre visage. Ce n'est plus la gamine que j'ai vu la première fois il y a plus d'un an, c'est une future mère que j'ai croisée hier et ses yeux portent dorénavant une petite lueur sympathique. Elle a surtout un je-ne-sais-quoi qui la rend différente, comme détachée de notre univers très usuel. Elle ne lira probablement jamais ces quelques lignes, mais je lui souhaite tout de même tout le bonheur du monde.

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