Le jeu

L'humanité se divise en deux camps bien distincts que tout oppose irrémédiablement. La ligne de fracture passe très précisément au milieu de la table de ma salle à manger... À gauche, moi, à droite ma femme. Nous avons déplié ce soir le tableau du jeu, pile au milieu de la table du salon. Nous avons soigneusement distribué la somme initiale dont nous sommes dotés, ainsi que six cartes de chance et de hasard — il faudra les retourner à chaque fois que les dés indiqueront un douze pour la chance, un neuf pour le hasard — à chacun. Nous avons recompté pour être sûr d'avoir la mise initiale, ni plus ni moins. Les pions ensuite. J'ai choisi celui en forme de hérisson, elle a choisi celui en forme de corbeau — souhaite-t-elle m'influencer avec ce symbole de mauvais présage ? — et nous les avons placés sur la première case du jeu. C'est l'heure, le sablier qui décomptera jusqu'à la dernière seconde, va commencer à laisser passer le sable fin dès que nous aurons libéré, chacun de notre côté le demi-panneau qui retient encore la petite pyramide qu'on observe derrière le verre. Nous avons nos gens, nos machines, nos terrains pour commencer, tous bien alignés comme à la parade.

« Tu veux boire quelque chose avant de commencer, m'a dit Suzanne en me regardant.
– Non, merci. Commençons rapidement, ils attendent ! Lui ai-je répondu fébrilement.
– Tu sais qu'après il sera trop tard ?
– Oui je sais, mais vraiment, ça ira, on peut commencer …
– Bien alors quand tu voudras ! »

Ce soir, pour la première fois, nous avions un public. Particulier, étrange, on sentait la tension présente. J'ai fait le tour de la pièce d'un tour de tête, pour m'assurer que tout allait bien, aussi pour libérer un peu de la tension qui m'envahissait. Suzanne semblait très calme, reposée, concentrée sur le jeu à venir. À mon signal nous avons approché nos mains du sablier et à mon signe de tête nous avons retirés les petites portes qui retenaient le sable. Aussitôt celui-ci a commencé à couler, d'une belle couleur pourpre, sur le fond blanc. Il fallait démarrer. Le tirage au sort avait désigné Suzanne comme première meneuse de jeu, il fallait donc qu'elle annonce une mise, qu'elle lance les dés et qu'une fois avancée du nombre de cases désignées qu'elle exécute les instructions affichées sur l'écran du centre du plateau.

« Trois mille et … dé de trois ! » a-t-elle dit, après avoir posé la somme sur le sabot, puis elle a avancé son corbeau sur la case correspondante. L'affichage s'est brouillé un moment puis nous avons pu lire les instructions : « Construisez un abri pour vos gens, achetez des armes avec la moitié de la mise et indiquez le prochain coup de dé. À moins de trois d'écart, vous gagnez trois fois la mise et faites perdre deux mille soldats à votre adversaire, sinon vous perdez vingt mille ouvriers. Acceptez-vous le défi ? ». Voilà ce qui était demandé. Suzanne avait maintenant le choix. Soit elle acceptait le défi et en fonction de son futur résultat risquait de gagner ou de perdre ce qui était annoncé — et moi inversement — soit elle décidait de refuser et devait dans ce cas subir un coefficient de perte doublé au prochain coup. La règle était relativement simple à comprendre une fois que vous y aviez joué une fois ou deux, surtout que le jeu s'occupait de tenir un registre des gains et des pertes, ainsi que des pénalités et des défis à vérifier sur les coups suivants.

Suzanne a réfléchi un moment puis a appuyé, sans dire un mot, sur la touche bleue qui indiquant qu'elle acceptait le défi. Elle donna la moitié de sa mise à la banque, récupéra une carte représentant l'abri qu'elle venait de construire et dépensa le reste en arme pour ses soldats. Puis elle lança les dés pour répondre au défi. Il ne fallait pas qu'elle fasse plus de cinq si elle voulait remporter cette passe. Les dés ont roulé à côté du plateau et sont venu s'arrêter juste devant moi. Trois et un, quatre, elle avait gagné ! Les dés étaient là devant moi comme pour me signifier ma défaite dans ce tour là. La banque lui délivra neuf mille et j'ai du redonner deux mille soldats. Diable ! Comment allais-je pouvoir mener cette campagne que je visais pour gagner du terrain et des vivres ? Le jeu était dur aujourd'hui. Peut-être parce qu'ils étaient là et qu'ils avaient demandé l'intensité maximum ? Nous devions continuer, c'était la règle que nous avions acceptés.

Nous avons continué pendant le temps imparti, jusqu'à ce que le dernier grain de sable soit tombé au fond du sablier. Arrivé à ce moment j'étais vraiment en mauvaise posture. Il ne me restait plus que quelques soldats, à peine en nombre suffisant pour protéger les quelques greniers qui me restaient encore à peu près plein. Mes ouvriers spécialisés étaient depuis longtemps disparu et il je n'avais plus que quelques manœuvres pour le gros œuvre et les fortifications, rien de plus. Bref, s'en était fini de moi, malgré quelques places fortes gagnées brillamment au milieu du jeu — je pensais alors que j'allais renverser la tendance, mais trois coups malchanceux de suite m'ont vite enlevé mes illusions à ce sujet.

Suzanne c'est levé, après s'être étiré langoureusement et m'a dit : « Chéri ? Alors comme il n'y a aucun doute sur la désignation du vainqueur, je crois que je vais aller coucher mes deux spectateurs et te laisser la vaisselle et sortir les poubelles ! C'est le jeu … ». Elle s'est ensuite retournée, à fait signe à Agathe qui nous observait de sa chaise haute et qui en est descendue aussitôt puis a attrapé le couffin dans lequel dormait profondément Noé, notre petit dernier. L'écran clignotait doucement en affichant les score finaux. Pour Suzanne, on comptait un gain de 1.543 naissances, pour moi une perte correspondant à 7.254 décès.

Je me suis levé, et ai commencé à ranger les pièces du jeu, en commençant par le plateau, puis les cartes et l'argent, les pions et le sablier, les dés. J'ai contemplé un moment le petit écran et puis j'ai appuyé sur le bouton indiquant la fin de partie. Aussitôt les scores ont disparu et l'écran est devenu sombre. Pas folichon comme score. J'essaierai de faire mieux la prochaine fois. J'ai éteint l'appareil, l'ai rangé à sa place puis suis parti dans la cuisine pour laver la vaisselle qui restait encore dans l'évier. J'ai passé un moment à réfléchir à ma vie tout en brossant les assiettes et les couverts et j'ai finalement allumé la radio pour écouter les infos. Quelques dizaines de minutes plus tard, la vaisselle était propre, sèche et rangée, la poubelle sortie pour le ramassage de demain matin. J'ai tendu la main pour éteindre la radio, juste avant d'aller me coucher, au moment où j'ai entendu qu'il y avait eu un tremblement de terre violent dans un pays éloigné, de force six sur l'échelle de Richter et qu'on dénombrait pour l'instant beaucoup de portés manquants. La région du séisme était très difficile d'accès et on a appris beaucoup plus tard le nombre définitif de victimes. Les autorités locales ont finalement annoncé 7.254 morts et disparus …


Ce billet est ma participation au jeu du sablier de printemps de Kozlika

L'amorce …

L'humanité se divise en deux camps bien distincts que tout oppose irrémédiablement.
La ligne de fracture passe très précisément au milieu de la table de ma salle à manger....

… provient du billet Dualité de Monolecte.

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