Depuis que je mène de front plusieurs projets d'écriture j'ai remarqué que leur conduite ne tenait pas d'une rigueur mécanique ou logique parfaite. Il m'arrive, un jour joyeux, de vouloir absolument porter des mots sur une souffrance ou une tristesse rencontrée ici ou souvenue là. Il m'arrive, les jours sans fins, de n'avoir envie de rien, vraiment de rien et alors que je songe à cela, d'un coup les mots arrivent, sans discontinuer. Ce qui est curieux, je trouve, est le décalage entre l'état d'esprit actuel et l'ambiance des textes composés. Fréquemment, encore hier alors que j'écrivais un avant-dernier épisode d'une histoire pour les enfants, histoire qui se veut plutôt gaie, en tout cas avec une fin joyeuse, je n'étais cependant pas libéré complètement des tourments actuels mais cela n'a eu quasiment pas d'influence sur les phrases prononcées dans l'histoire. Comme si le texte qui apparaissait venait faire contrepoids aux pensées présentes. Comme si je me racontais l'histoire à moi-même pour compenser un coup de blues passager.
J'ai remarqué qu'en général j'écris les histoires que j'aimerais lire ou entendre. J'ai remarqué aussi que celles-ci plaisent à d'autres et cela a été un grand étonnement de faire cette constatation. Je me suis plongé dans les livres, les romans, les légendes et les contes depuis petit car j'y trouvais des univers beaucoup plus plaisants et rassurants que le réel de l'époque. Je me souviens avoir passé des heures à feuilleter des dictionnaires — voire même un catalogue de Manufrance, c'est dire — en glissant d'une définition à l'autre. J'ouvrais l'ouvrage au hasard, pointais du doigt un mot, un verbe ou un nom célèbre (ou pas de moi) — je savais plus ou moins si j'étais du côté propre ou commun car j'avais senti la différence des feuilles roses centrales qui séparaient les deux parties, ces feuilles roses pleines de locutions latines qui m'impressionnaient énormément — et je lisais sa définition ou l'histoire qu'ils en disaient. Puis dès qu'un autre mot m'intriguait je cherchais avidement sa définition et ainsi mes doigts et mes pensées naviguaient au fil des trésors de notre langue et de notre histoire. J'avais, sans le savoir, mis le doigt sur le principe de l'hypertexte qui sera mis en œuvre plus tard, beaucoup plus tard, sur le web.
En écrivant, je dirais plutôt en composant car je sens que c'est plus proche de ma manière de faire, j'aime reprendre des éléments glanés ici ou là, intégrer quelques éléments objectifs parfois inspirés directement de ma vie réelle et m'en servir de matériau pour construire une histoire parallèle. Un moyen de s'inventer une autre vie plausible, passé, présent et futur hypothétiques mais vraisemblables. Parfois, lorsque le texte est trop éloigné de moi — par son style, son histoire, ses personnages ou les idées qu'il transmet — j'aime glisser une référence, parfois obscure ou connue uniquement d'un ou deux. Parfois aussi c'est plus évident, la deuxième lecture apporte une autre vision et je me demande souvent si d'autres lecteurs y apportent aussi les leurs. Je reviens à l'histoire pour enfant, l'histoire de ce petit elfe, marin et explorateur, que j'aurais fini de vous faire lire bientôt, dès son début — avant même avoir écrit la première ligne, j'avais décidé d'en faire autre chose. Il suffira alors que je vous donne la clé pour que vous accédiez au deuxième niveau, à la deuxième manière de le lire. J'y reviendrai bientôt, car c'est une surprise que je veux encore garder quelques jours. Je songe déjà, mais sans savoir si c'est possible, à des textes où on pourrait à loisir plonger d'une strate à l'autre pour découvrir une histoire nouvelle construite sur une trame identique, j'y songe…
Je dis que l'état d'esprit n'est pas toujours synchrone avec l'écriture, mais ce n'est pas tout à fait exact car je suis persuadé que le bruit de fond — notre vie quotidienne, nos tracas et soucis, nos bonheurs et nos heurs — façonne un peu tout de même l'arrière-plan. C'est un mélange curieux qui parfois génère des choses curieuses et c'est tout l'attrait que je trouve à ce genre d'aventure. J'ai eu l'idée de ce texte il y a quelques jours, et puis ce matin j'ai eu soudain envie de l'écrire. Les mots sont venus, au fil de l'écriture, au gré d'une pensée ou d'une réflexion supplémentaire sur ce thème particulier. Je sens que je pourrais en dire long, encore et encore, car écrire sur écrire peut amener à écrire encore, c'est presque récursif et sans fin. Alors je pose un point final en attendant la prochaine majuscule.
1 De Agaagla -
c'est très intéressant tes réflexions du matin Franck... l'hypertexte (à ce propos, mis le doigt sur, c'est le mot, j'imagine bien -parce que je me souviens - la petite main sur lapage du gros dico...), je crois que nous sommes un certain nombre à l'avoir pratiqué ainsi ! Ce que j'admire, c'est ta capacité à réinjecter dans l'écriture, car moi j'ai toujours l'impression d'oublier tout ce que je lis !
et je suis très curieuse de la fameuse clef (même s'il me semble en avoir aperçu quelque chose ;-)) !!!
tes histoires on les aime d'abord parce qu'on aime les histoires, tout simplement, ensuite parce qu'elles sont riches d'univers, de personnages que tu décris avec bonheur, et l'on ressent en te lisant ton plaisir de raconter (en tout cas moi)
2 De Pierre Kubick -
Pour cer que j'en comprends, il y a déjà deux niveaux dans tes écrits : le niveau "conte mâtiné de fantastique" et le niveau "essai" (les billets comme celui-ci) qui sert de catharsis .
Il s'agit dans les deux cas de mettre en mots des émotions, des sentiments pour se donner à voir.
Le mot "composition" me semble important car il rappelle la composition d'un tableau dans lequel le peintre donne à voir une faille "illustrée" mais enfouie dans des lignes et des couleurs.
Dans le second cas (les essais), il s'agit de rendre compte de quelque chose sur lequel on n'a pas d'emprise : la réalité.
Réalité qui n'est pourtant que ce que nous en faisons, sans toutefois que nous puissions en connaitre les tenants et aboutissements, sauf réflexion sur notre passé.
Ces billets, laissés au hasard, donnent la possibilité à un tiers de réagir, de renvoyer des bribes ou des pans de ce que nous sommes et que nous ne connaissons pas.
Evidemment le conte donne à voir également mais de façon plus cachée parce que l'écriture est plus maitrisée et qu'il y a une morale intégrée dès le départ, mais aussi parce que la réflexion sur une partie au moins de notre passé a déjà eu lieu.
Je dirais que "écrire sur écrire" amène à la rencontre de soi.
3 De Franck -
Voilà en deux commentaires toute la richesse démontrée de pouvoir laisser les lecteurs réagir sur une idée ! Vous êtes formidables et vous avez raison tous les deux !
4 De Lomalarch -
Je serai moins fin que les autres, mais sur l’impérieux plaisir de l’écriture, je reconnais un certain nombre de choses – même si mon expérience est sans doute un peu différente.
En revanche, sur l’hypertexte du dictionnaire, j’adore l’image (qui provoque d’ailleurs un joli lapsus – qui croirait à une faute de frappe ? – à Aggagla :
:-D ) !5 De gilda -
Très d'accord avec ce que tu dis du bruit de fond, le mien me posant de sérieux problèmes depuis deux ans. J'ai un peu épuisé l'attrait du curieux, mais l'étrange mélange que tu évoques entre les différents niveaux existe bel et bien.
Je ne crois pas qu'il faille trop en dire sur les différentes strates, c'est à chaque lecteur d'attraper celles qui sont à sa portée. (Je dis ça car je m'ennuie en tant que lectrice quand on me mâche le travail).
6 De Franck -
gilda, quand je parlais de strates, je parlais de celles que l'auteur glisse volontairement dans sa composition pour y cacher différents niveaux de lecture.
7 De Agaagla -
Lomalarch, qué lapsus ? je me relis, et hormis l'espace entre la et page, j'ai l'impression d'avoir écrit ce que je voulais écrire !? serais-je à ce point sourde à moi-même ? éclaire-moi... en revanche en te lisant je m'aperçois que la petite main dont je parlais était faite de chair et d'os, celle de l'enfant (Franck comme moi-même) alors qu'on peut y voir la petite main virtuelle des hyperliens...
euh... c'est peut-être de ça que tu parles en fait ? je suis perdue tout d'un coup ;-)