L'échappée

C'était une nuit sombre, sans bruits aucun, seule une légère brise soufflait et chuintait à travers les interstices de la porte et des volets. Ils étaient couchés ou alors à lire sur le canapé de ce petit salon qui tenait lieu de pièce commune, avec sa cuisine américaine, dans ce petit chalet qu'ils occupaient pour quelques semaines de vacances. Les meubles de bois grossier portaient les traces et la patine d'un âge bien avancé et le tissu à carreaux assorti des rideaux et des coussins avait depuis longtemps perdu ses motifs rayés qu'on ne devinait plus qu'en l'observant de près. Au fond de la pièce un feu finissait de mourir dans l'âtre de la cheminée, et quelques escarbilles luisaient lorsqu'une buche éclatait encore en refroidissant. Le carrelage ocre était ce soir parsemé de petites scories noires qui s'écrasaient en laissant une marque charbonneuse sur le sol lorsque par mégarde quelqu'un en écrasait une en venant remuer avec le tisonnier les rares braises encore rougeoyantes.

La porte de la chambre du fond était ouverte et on entendait le souffle régulier de l'enfant qui dormait d'un sommeil à peine agité. La journée avait encore été riche d'aventures pour lui, alors qu'il y avait tant à découvrir de cette lande sauvage et buissonneuse de ce pays. La tourbe n'était pas encore sèche — seul le chaud soleil d'été arrivait, au bout de longues journées, à la rendre dure et craquelée — et il revenait fréquemment avec les genoux noircis d'avoir été frottés et trainés sans relâche jusqu'au soir. Le soleil de ce printemps qui n'en portait que le nom n'avait pas encore assez brillé pour que les bourgeons finissent par éclore sur les rares arbres rabougris de la colline où se trouvait le logis. Pourtant les oiseaux étaient bien présents et on pouvait les observer cherchant de quoi fabriquer leur nid pour la couvée à venir. Le véritable printemps n'était pas loin, c'était évident, mais dans combien de temps finirait-il par s'installer ? Nul, à part le sixième sens des animaux, n'aurait pu le dire avec certitude.

Chaque jour le garçon ramenait son trésor qu'il conservait dans une boîte en fer blanc émaillée qui portait la publicité d'une très ancienne marque de biscuit. Avec application, juste avant de dîner, il écartait son contenu sur la grande table en bois et observait et décrivait chaque découverte qu'il avait faite dans la journée. Chaque objet, chaque feuille, chaque petit morceau de bois ou chaque insecte mort ou vivant était le signe d'une aventure extraordinaire dont on savait que le principal sortait de l'imagination de l'enfant, mais personne n'osait contredire l'histoire et chacun approuvait d'un hochement de tête ou d'un signe l'incitant à continuer sa narration. Ensuite, satisfait du devoir accompli, il réunissait son magot et l'emportait dans sa chambre où il allait compléter ceux amassés la veille et les jours précédents.

L'homme qui s'était couché un moment dans la grande chambre attenante à la salle commune se releva, se rhabilla puis sorti sur le perron en faisant signe à celle qui était resté pour lire devant la cheminée. Au passage il avait attrapé un manteau, sa pipe et sa blague de tabac brun et avait commencé à préparer de quoi fumer avant d'aller dormir vraiment. Il avait eu froid pendant ces quelques heures qui avaient suivi le dîner. Pourtant il avait mangé suffisamment, s'était couvert de la grosse couverture en laine qui servait de couvre-lit, mais rien n'y faisait et ses os restaient glacés comme s'il venait de passer la nuit dans une crevasse d'un glacier. Il avait cependant l'habitude des froids extrêmes rencontrés lors de ses expéditions météorologiques dans le grand nord. Bizarrement, il avait suffit d'un vent léger et d'un refroidissement soudain de la température pour qu'il se mette à trembler dans son lit. Il pensait que cela n'était pas courant de rencontrer de tels phénomènes dans cette région peu encline à des variations aussi importantes des températures.

Ni lui qui fumait sa pipe tranquillement sur le banc installé le long du mur du chalet, ni elle dont on comprenait qu'elle lisait en entendant à intervalle régulier le bruissement des pages tournées, ni l'enfant qui dormait en s'agitant parfois ce qui faisait craquer le cadre en bois de son lit, ne pouvaient s'imaginer ce qui était en train de se passer de l'autre côté de la planète. À l'exact antipode, une catastrophe venait juste d'arriver. Un météore, trop imposant pour avoir été désintégré par l'atmosphère, bien plus imposant encore que celui qui avait probablement conduit une large partie des espèces vivantes à disparaître quelques centaines de milliers d'années auparavant, s'était écrasé. Aussitôt une onde de choc s'éloigna de chaque côté, suivi par une nuée ardente provoquée par l'énergie relachée au moment de l'impact. La vitesse de ces ondes concentriques était telle qu'il était illusoire d'y échapper. Seuls quelques priviligiés des hauts fonds marins ne furent pas inquiétés par le phénomène. Peu à peu, la vague de feu, qui mesurait plusieurs centaines de mètres de haut, recouvrit l'étendue complète de la planète jusqu'à l'endroit opposé, en n'épargnant quasiment aucun refuge. Ni les grottes, ni les tunnels, pas plus que les souterrains ne furent assez profonds ou bien protégés pour résister. La fin était proche.

L'homme venait juste d'éteindre sa pipe lorsqu'il constata la hausse soudaine de la température, aussitôt suivi par un vent de plus en plus violent. Il s'apprêtait à rentrer de nouveau dans la maison pour se mettre à l'abri lorsqu'il vit la montagne incandescente se rapprocher au loin. Plus il la regardait plus sa hauteur paraissait immense. Il comprit rapidement qu'il n'y avait pas de salut possible lorsqu'il contourna la demeure pour observer les alentours. Où que portait le regard on butait aussitôt sur ces nuages noirs et oranges qui grondaient en s'avançant comme une vague démesurée. Ce n'est qu'au dernier moment qu'il distingua vaguement une ouverture, à un endroit précis où un petit défilé conduisait entre deux collines escarpées. « Peut-être qu'il y aurait moyen de s'échapper de là en suivant ce chemin ? », se dit-il, avant de fermer les yeux …

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