Le vaccin

Crédit photo : Hughes Léglise-Bataille

Crédit photo : Hughes Léglise-Bataille

Il était 7 heures du matin de ce petit jour froid d’hiver, le 6 février exactement, un premier mercredi du mois comme à l’habitude — celui-ci serait le dernier.

La cérémonie avait été organisée depuis plusieurs mois, une fois que le recensement avait été refait et vérifié. Elle serait la dernière en France. Fruit de nombreuses années de recherche et grâce à une intuition de génie du professeur Danterre qui, disait-il avec un sourire en coin, l’avait eue en relisant pour la trente-septième fois « Des fleurs pour Algernon », un traitement avait enfin été mis au point. Une savante combinaison de virus génétiquement modifiés, de bactéries sélectionnées et d’une poignée de nanobots programmés pour orienter judicieusement l’ensemble était contenu dans cette ampoule qui attendait dans l’armoire blindée.

07h05

« C’est des nichons de 14-18. »

Elle attendait depuis vingt minutes, assise sur cette chaise, derrière la vitre qui donnait sur la cour de l’immeuble. Comme d’habitude les badauds et les curieux s’étaient rassemblés et attendait le moment où l’élu du mois serait traité. C’était devenu une institution où chaque premier mercredi on assistait à la séance derrière la grille de la cour d’honneur de l’hôpital Sainte-Anne. On y trouvait pêle-mêle des gamins qui faisaient le détour avant d’aller à l’école, quelques ménagères toujours en manque de sensationnel qui allait leur donner de quoi discuter sur le marché ensuite, un ou deux poivrots qui finissaient — ou commençaient — de cuver leur blanc-sec du matin, parfois même un employé du nettoiement prenait le temps de s’appuyer sur son balai pour observer d’un œil goguenard les spectateurs amassés là.

07h10

« Moi je suis sain d’esprit[s] ! »

Petit à petit la foule s’était faite plus dense, les appareils photo avaient commencé à crépiter, rendant nerveuse la compagnie de sécurité qui avait commencé à s’approprier les lieux. Il ne fallait pas traîner, le ministre était annoncé à huit heures précises et chacun connaissait ses colères proverbiales lorsqu’il y avait du retard sur le programme. Son planning de ministre ne souffrait aucune divergence.

07h15

« L’est où Lucien ?
— Il est en Polynésie française.
— C’est où la Polynésie française ?
— C’est près de Glacière ! »

Un infirmier était passé, à la fois pour rassurer Lucienne et pour vérifier qu’elle avait correctement pris la solution préconisée par le professeur, une heure avant l’injection. Il était resté quelques minutes à observer la foule au dehors, puis avait tourné les talons en haussant les épaules.

07h20

« Essaye de traverser la cour … ils vont te tuer …
— 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10. »

L’équipe du professeur Danterre était au complet ce matin. Il ne fallait pas rater ce rendez-vous avez l’histoire. Tout ce qui comptait de sommités au sein de l’institution hospitalière était présent et se bousculait autour du professeur qui paraissait passablement agacé par ce manège de coups de coude, de petits mots acides et de haussements de ton. Il donna quelques ordres à l’infirmière qui se trouvait auprès de lui et se tourna ensuite pour se rendre près de Lucienne, s’éloignant du manège des courtisans.

07h25

« Au secours ! J’ai des mites !

— Moi j’aurais voulu épouser Henri Dunant
— Mais il est mort. »

L’infirmière passa quelques minutes à placer les électrodes sur les tempes de Lucienne, à brancher le monitoring cardiaque, à vérifier sa tension et son état de nervosité. Celle-ci se contentait d’observer les manipulations les yeux grands ouverts sans jamais ciller ou presque. Un léger air triste ne quittait pas son regard que l’infirmière tentait d’éviter.

Les journalistes présents avaient commencé à interpeller le professeur sur son traitement, sur les bénéfices attendus aujourd’hui, sur la vitesse à laquelle le produit agissait, s’il était possible qu’il y ait des rechutes, etc. Le professeur répondait lentement, en prenant le temps d’expliquer les choses une à une, ignorant l’insistance des questionneurs avides de superlatifs à mettre en titre de leurs papiers.

07h30

« Il est parti en vacances ?
– Non il est mort avant ! »

Le traitement de cette pathologie avait été déclarée grande cause nationale dix ans auparavant et depuis on traitait un à un chacun des patients susceptibles de le recevoir. C’était un traitement unique, dont les secrets de fabrication étaient jalousement conservés par le laboratoire qui le vendait à prix d’or. Le processus d’élaboration était long, compliqué et extrêmement délicat disaient-ils, probablement pour justifier son coût.

08h00

« Il a 98 ans !
– Il marche sur les mains. »

Le ministre et son aréopage étaient arrivés à huit heures pile, comme prévu. Aussitôt le professeur avait salué celui-ci et était retourné près du petit chariot à roulette qui trônait près de Lucienne. Celle-ci avait été attachée au siège afin de prévenir tout geste involontaire de sa part. Il ne fallait pas qu’un aléa vienne gâcher le bon déroulement des opérations. Le garde en faction près du chariot s’était alors retiré, plus loin dans le couloir, tout en gardant un œil curieux sur les gestes du professeur.

Le piston était descendu doucement dans la seringue et le liquide ambré avait maintenant complètement disparu. Le professeur avait alors retiré l’aiguille, l’avait placée dans le réceptacle idoine et s’était redressé pour observer Lucienne.

Le ministre impatient avait alors tendu la main vers le professeur pour le remercier et s’était tourné vers les journalistes présents : « C’est un grand jour à marquer d’une pierre blanche. Pierre blanche qui nous rappelle la première de cet édifice, pierre posée il y a presque un siècle et demi par le grand spécialiste des pathologies … » avait-t-il continué à déclamer pendant quelques minutes.

08h15

« On est normal au départ…
– C’est les gens qui nous rendent maboules ! »

Il avait fallu quinze minutes pour que le ministre lise son discours sous le crépitement des flashs, réponde ensuite aux journalistes et reparte enfin en trombe maintenant suivi du préfet arrivé essoufflé quelques minutes plus tôt, de son escorte de secrétaires, d’assistants et de gardes du corps. Pas un regard pour Lucienne qui l’avait observé partir sans un mot. Elle n’existait pas, seul comptait le jour historique dans le planning du ministre.

Pendant ce temps le produit continuait d’agir. Le monitoring n’indiquait rien d’inquiétant, à part une légère augmentation de l’activité cardiaque. Il fallait une heure pour que l’effet final soit complet. Pendant quarante minutes encore Lucienne serait la vedette du jour, du mois, de l’année. Et puis elle irait finalement se fondre dans la foule des communs, des quidams, des normaux… Elle hochait doucement la tête, le regard toujours un peu triste, comme si elle regrettait de perdre peu à peu son statut. Statut dont elle n’avait visiblement pas la moindre idée, personne n’ayant eu l’idée — ou l’intelligence — de lui expliquer pourquoi elle était attachée à cette chaise, ce matin là, dans ce hall un peu sinistre.

Le professeur était resté un peu puis était reparti ailleurs, l’air affairé, pas plus ému que toutes les fois précédentes. Ça faisait longtemps que l’excitation des premiers cas avait disparu. De la routine, rien que de la routine c’était devenu et si le ministre n’avait pas tenu à être présent il aurait bien volontiers laissé sa place à un des internes qui l’accompagnait aujourd’hui.

09h00

« Il est méchant parce qu’il a peur de sa bite. »

Je m’étais alors demandé à qui elle pensait. Au professeur, au ministre, à un inconnu ? peu importe, peut-être à tous.

Nous sommes le 5 mars. Nous sommes le premier mercredi du mois. Il n’y a personne dans le couloir, sauf moi qui erre ici et là. L’équipe ne viendra pas, ne viendra plus. Je suis content. Je n’ai pas été détecté. Je suis le dernier…


Texte écrit pour la première session du Dyptique 5 d’Akynou.

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