La route

Reculez de quinze ans…

Oscar roulait déjà depuis un long moment lorsqu’il parvint enfin au sommet de cette colline qu’il avait repérée au loin. Son scooter commençait à donner des signes de fatigue par ces hautes altitudes, comme s’il manquait d’oxygène, ce qui d’ailleurs était peut-être justement le cas. Enfin arrivé, il s’arrêta et observa le paysage qui se découvrait de l’autre côté du sommet.

Le vieil homme avait depuis longtemps entendu le bruit caractéristique du petit véhicule qui avait été signalé depuis déjà deux jours. Il approchait et c’était maintenant à son tour de jouer sa partition. Tout était prêt, il connaissait son texte par cœur, il avait fallu de longues répétitions avant d’être capable de le réciter avec naturel. Toutes les options avaient été envisagées, les juges y avaient veillé lorsqu’ils avaient validé le scénario. Chaque question avait sa réponse prête et apprise et si nécessaire le superviseur saurait prendre le relais au moment opportun.

Oscar béquilla son véhicule, sortit la gourde d’eau qu’il conservait dans son sac à dos et but de longues gorgées en écoutant le bruit de la vallée en contrebas. Il avait vu, dès son arrivée au sommet, le vieil homme assis sur sa chaise, juste devant la casemate en bois qui bordait la route. Qu’allait-il faire finalement ? Descendre, poser la question qu’il avait en tête depuis son départ, ou bien encore une fois ne rien dire à part demander s’il pouvait continuer en traversant la vallée ? À chaque rencontre le dilemme était le même. Savoir enfin ou pas.

Avancez de trente ans…

Il fallait tout de même qu’il songe à autre chose. À force de lire et relire ses vieux bouquins de science-fiction, il finissait par confondre imagination et réalité. À moins que justement, par l’effet d’un phénomène particulier, ses rêves ne deviennent finalement que son prochain futur. C’était sans fin et il aimait jouer avec ce genre de paradoxe pendant son voyage.

Son vieux break grinçait et couinait de partout. Quelques rossignols — comme il les appelait — étaient nichés dans le tableau de bord et poussaient leurs cris stridents à chaque soubresaut de cette route défoncée. L’autoradio avait depuis longtemps cessé d’émettre autre chose que de la friture depuis qu’il avait quitté la grande banlieue. Alors il avait attrapé le vieux tournevis rouillé et l’avait éteint définitivement. Depuis, il réfléchissait au gré des idées qui lui traversaient l’esprit. Le moteur hoqueta une fois ou deux puis reprit son ronronnement habituel. Il faudrait faire le plein rapidement, ce hoquet allait s’intensifier au fur et à mesure de la remontée des résidus qui traînaient dans le fond du réservoir.

Au détour d’un virage, il se gara sur le bas-côté et descendit en laissant le moteur tourner au ralenti. Besoin urgent de se soulager et puis de souffler un peu aussi. Il s’approcha du parapet qui bordait cette petite aire au-dessus du précipice et observa le panorama qui s’offrait à lui.

La jeune policière avait depuis longtemps entendu le bruit caractéristique du vieux break fatigué qui avait été annoncé il y a quelques heures à la radio. Il approchait et c’était son premier jour solo, le premier jour où elle aurait à faire ses preuves, à mener un contrôle de routine de A à Z sous la surveillance de son partenaire. Il lui avait expliqué longuement, patiemment, les procédures, les différents cas de figure et elle se sentait presque prête. Plus qu’un pas à franchir et elle serait enfin ce qu’elle souhaitait depuis longtemps.

Oscar remonta dans son break et se servit le peu de thé qu’il lui restait dans son thermos. Il avait depuis longtemps perdu sa fraîcheur, mais il restait tout de même plus agréable que l’eau qu’il pouvait trouver ici ou là. Il avait vu la voiture de police en contrebas, le policier qui attendait assis sur le capot, la portière ouverte laissant s’échapper de temps à autre le gargouillis incompréhensible d’une radio de service. Allait-il descendre, se soumettre encore une fois, ou prendre un chemin de traverse, le premier sentier qu’il trouverait d’ici là ? À chaque fois le questionnement était le même. Se rendre enfin ou pas.

Revenez dix ans en arrière…

Drôle de rêve qui l’avait sorti brutalement de son sommeil avec des sueurs froides et courbatu. Comme s’il avait combattu pendant des heures, sans relâche, pour s’échapper. Cet hôtel qu’il avait trouvé à la descente du ferry lui avait paru correct. Pas très propre, mais pour une nuit il n’allait pas faire le difficile et puis son budget ne lui permettait pas trop d’écarts.

Le lit grinçait horriblement dès qu’il se tournait dessus et las d’attendre le retour du sommeil il finit par se lever, enfila son vieux pull et s’approcha de la fenêtre qu’il ouvrit. Il avança pieds nus sur le petit balcon et s’appuya sur la rambarde à moitié rouillée. Il observa pendant un temps l’agitation qui commençait à se manifester sur le vieux port.

La vieille péripatéticienne l’avait remarqué sur son balcon, à l’instant où il avait posé le premier pied. Un étranger dans sa ville, elle ne pouvait le manquer, surtout à arpenter les quais comme elle le faisait tous les soirs à la recherche d’un client pas trop regardant. Elle accusait les années de vie, les années de trottoir, les années à la dure. Elle s’inquiétait de plus en plus pour sa retraite, lorsqu’elle n’aurait plus la force ou le courage de passer des heures à moitié dénudée à attendre ses maris de passage. Elle économisait, petitement, et sûrement pas assez pour lui assurer le minimum le moment venu. Elle l’observa un moment puis fit demi-tour pour reprendre son périple habituel.

Oscar rentra dans sa chambre et se servit un café instantané dès que la bouilloire électrique fut chaude. Pas fameux, mais au moins ça lui faisait quelque chose dans l’estomac. Il n’avait pas l’intention de sortir dîner en ville ce soir, plus de courage, par contre il avait noté la présence de cette prostituée en bas. Allait-il descendre, lui demander enfin ce qu’il n’osait jamais ? Probable que non, bien que l’envie fut forte cette nuit, au moins pour se débarrasser quelque temps de ses vieux démons.

Et de quarante ans encore…

Oscar avait pris sa décision, il reposa la coccinelle qu’il avait trouvée, remonta sur son tricycle rouge à pédales et fila droit en riant vers le vieil homme qui l’attendait en écartant les bras. Il voulait encore entendre les belles histoires de dragons que son papa lui racontait souvent.

La benne de l’engin brinquebalait bizarrement pendant que l’enfant pédalait de toutes ses forces le long du chemin de graviers et les petits cailloux volaient à l’arrière en cognant parfois le métal avec un tintement clair qui le ravissait. Comme un moteur disait-il en riant et il se dirigea droit dans les jambes de son père pour qu’il l’arrête avec ses deux grands bras.

Sa mère les regarda un moment jouer dans la cour puis retourna préparer le déjeuner. Elle savait par avance la réponse qu’il faudrait donner lorsqu’ils sentiraient l’odeur de ce qu’elle avait cuisiné. Souvent elle aimait leur faire ce petit plaisir avec cette recette toute simple qui venait de sa grand-mère. L’aurait-elle réussie encore ce midi ? Elle avait usé de tout son art, comme d’habitude, pour concocter ce ragoût particulier et les odeurs qui se dégageaient de la marmite commençaient à embaumer toute la maison.

Oscar rentra dans la cuisine sur les pas de son père en espérant que la bonne odeur qu’il avait sentie dans la cour provenait de la cuisine. Il n’osait jamais demander, de peur de faire de la peine à sa maman, mais il était fier quand il s’apercevait que c’était de chez eux et pas d’ailleurs que provenait ce qui sentait si bon. Un jour je saurai aussi le cuisiner pensa-t-il en s’asseyant devant son assiette.

Je crois que nous y sommes, plus d’aléas, c’est correct et contrôlé. Sa route est toute tracée dorénavant, vous pouvez le libérer…

Monsieur et madame Mermont
ont la joie de vous faire part
de la naissance du petit
Oscar, né le 13 novembre 1960.


Publié initialement le 25 juillet 2008.

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