La chaise

Lucie tenait fermement son doudou dans la main gauche et sa petite remorque en bois de la main droite alors qu’elle se tenait devant Alphonse qui attendait là depuis deux heures déjà. Elle était encore dans sa petite chemise de nuit et portait un lourd manteau qui lui venait de son frère, devenu bien trop grand pour continuer à le porter. La laine, grossière et grattante, la protégeait un peu du vent qui s’était levé ce matin, chassant d’autant la menace des nuages lourds et gris qui surplombaient encore le village. Un lapin mort débordait de la tête de la carriole de poupée, les yeux blancs formant deux petites tâches rondes et presque lumineuses dans la fourrure grise et noire qui les entouraient.

Alphonse ne fit pas attention à la gamine et continua à fumer la cigarette qu’il venait de se rouler et dont les cendres tombaient, ici et là, au gré du vent. Lorsqu’enfin la dernière volute de fumée s’échappa dans le ciel en s’estompant rapidement, Lucie tourna les talons et couru jusque chez elle, deux rues plus loin. Qu’il était étrange ce monsieur pensa-t-elle en posant son manteau sur la chaise à côté du poêle et en apportant sa prise à sa grand-mère qui épluchait des carottes sur un coin de la table. « Regarde mémé, ce que j’ai attrapé cette nuit ! » s’exclama Lucie en haussant ses bras frêles vers le haut du buffet.

Sa grand-mère grommela quelque chose d’inintelligible et poursuivit sa tâche. Lucie n’y prêta pas garde et ressorti aussitôt en attrapant son manteau au passage et laissant sa vieille grand-mère, sourde et quasi muette, à ses occupations. Ça faisait plus de quatre ans qu’elle n’était pas sortie de la cuisine, sauf une fois, pour aller au dispensaire se faire soigner les quelques dents qui lui restaient et qui s’étaient soudain manifestées de douloureuse manière. Quatre ans depuis le jour des événements, quatre années depuis ce jour où tout avait basculé. Personne n’en parlait jamais ici bas, mais tous savaient. Quatre ans que venait tout juste de fêter Lucie.

Edgar avait surveillé la scène, du coin de la maison et observé la gamine s’enfuir en courant. Personne n’était plus visible dans la rue, en ce jeudi froid et sec de février. Il s’approcha doucement, en prenant soin de ne pas regarder l’homme assis sur sa chaise. Il l’avait patiemment écouté les trois jours précédents, accoudé au comptoir chez Maryse, là où il avait l’habitude de venir s’installer, tôt le matin, juste dans l’angle du zinc près des pompes à bière. Trois jours durant, sachant à l’avance ce qu’il allait raconter, car lui aussi, un temps passé, avait été une estafette. Blessé il avait été réformé et avait rendu avec regret sa grande besace qu’il utilisait souvent pour braconner.

Alphonse avait remarqué le manège du frêle jeune homme, pâle comme la lune et dont on devinait les os saillants à travers son maigre pantalon. Lorsque celui-ci fut à portée de voix, il le héla doucement et lui demanda d’avancer d’un geste de la main. Edgar, surpris d’avoir été démasqué ne put qu’obéir à l’invitation et s’avança. « C’est bien, tu es le premier. Ne bouge pas, j’en ai pour une minute… » lui dit Alphonse pendant qu’il déployait son trépied et y fixait son appareil. « Bien, voyons voir… Alors tu vas reculer de quelques pas… voilà, stop, ça ira. Maintenant regarde fixement le panneau qui est à ma droite, derrière moi… Oui, à ta gauche pour toi… et ne bouge plus ! » ajouta-t-il encore. Edgar suivi docilement les consignes et attendit la suite. Alphonse s’affaira un peu derrière son boîtier puis au bout de quelques secondes remercia Edgar et lui dit qu’il pouvait s’en aller. Celui-ci reparti sans poser la moindre question…

La matinée se déroula doucement, entrecoupée de temps en temps d’une prise de vue. Alphonse laissa son matériel pour aller déjeuner, promettant à deux jeunes garçons qui s’étaient postés à proximité pour l’observer une récompense s’ils prenaient soin de surveiller son matériel. Repu il revint en début d’après-midi et continua ainsi ses photographies. Quasiment tous les hommes du village étaient venus ce premier jour et, comme il apparaissait ne pas vouloir jouer de mauvais tours, le deuxième jour fut celui des femmes et des enfants.

Cent vingt huit photos étaient désormais prêtes à être développées. Alphonse avait soigneusement rangé les plaques dans sa grande boîte en fer blanc et avait ramassé toutes ses affaires, ce vendredi soir. La pluie tombait depuis peu et avait détrempé le sol de la rue en terre battue. Maryse lui avait servi un dernier dîner, frugal — une simple soupe de volaille et un verre de vin avait suffit à le rassasier ce soir là. Alphonse la prévint qu’il allait repartir le lendemain, pour aller à la ville où il avait à faire.

À cinq heures du matin, alors que la nuit était encore profonde, il s’était levé, habillé et il était sorti après avoir replacé la chaise qu’il avait empruntée à côté de la porte d’entrée. Puis, satisfait, il jeta un coup d’œil circulaire dans cette pièce où il avait passé la majeure partie de ces cinq jours. Il s’assura que sa besace était bien fermée, il ne fallait pas que son contenu prenne l’humidité, et sorti enfin pour prendre le chemin de la cité.

Maryse avait remarqué de suite les quelques coups de canif qui avaient formé les quelques lettres sur le dos de la chaise d’Alphonse, celle qu’il s’était appropriée le temps de son passage dans le village. Elle l’attrapa, observa et passa doucement le doigt sur les rainures encore fraîches dans le bois du dossier et pensa qu’il faudrait la mettre de côté pour le jour il reviendrait. Elle tourna alors la chaise sur la petite table qui meublait le coin près du poêle et retourna derrière son comptoir.

« Je vous aime », ces quelques mots, ces quelques lettres, ces quelques traits hantèrent son esprit toute la journée, et les suivantes, en attendant le retour d’Alphonse. Elle hésitait sans arrêt sur la destination de ce message. Était-il simplement pour elle, ou alors pour tous. Était-ce un message sibyllin, crypté, ou encore une manie ou une marque de fabrique ? « J’apprendrai peut-être la vérité lorsqu’il reviendra » pensa Maryse en servant le ballon de banc sec à Edgar qui était accroché au comptoir comme une bernique à son rocher. Ce n’est qu’au bout de quelques minutes que Maryse s’aperçut enfin qu’il avait changé. Sa peau était devenue diaphane, presque transparente.

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