La bulle, celle que je me construis consciencieusement lorsque je veux faire quelque chose qui m'importe, celle dans laquelle je me plonge parce que j'ai appris à le faire alors que je travaillais dans des environnements bruyants. Cette bulle où il faut parfois, souvent, beaucoup d'insistance pour m'en faire sortir. C'est depuis longtemps ma manière de faire.
Cette bulle est une autre manière de décrire la perception que certains de mes proches peuvent avoir de moi lorsque je suis affairé sur mon clavier. Ils me voient, ils m'entendent parfois faire un commentaire, ils n'ignorent pas le tapotement régulier sur les touches ou les petits clics de la souris. Ils me voient vivant, apparemment disponible — je suis dans la même pièce, à moins de quelques mètres — et à portée d'oreille bien sûr et pourtant.
La bulle, dans laquelle je suis fermé disent-ils, parce que je ne réagis pas à leurs sollicitations, parce qu'ils leur faut parfois insister longtemps avant d'obtenir un écho. La même bulle que celle dans laquelle je me glisse lorsque je lis un livre dans les transports en communs. La même bulle dans laquelle nous nous glissons le temps d'un film qui fascine. La bulle que nous nous construisons pour nous préserver pendant un temps, pas tout le temps, mais au moins pendant un certain temps.
Je ne sais pas travailler sans cette bulle, je ne sais pas écrire sans ce confort, je ne sais pas lire sans cet isolement. Ce n'est pas une solitude que je recherche, simplement une quiétude pour être capable de m'investir totalement dans ce que je fais.
Je connais des gens incapables de rester sans bruit de fond, sans une radio qui parle dans un coin, sans une télévision qui résonne quelque part, comme un besoin de présence, comme si ce bruit était nécessaire, comme si le silence était insupportable. Pourquoi pas ? Pourquoi pas en effet, mais ce n'est pas dans ma nature. J'admire d'ailleurs ceux qui sont capable de faire dans ces environnements, ceux qui sont capables de s'interrompre à tout moment pour faire autre chose, pour répondre, et puis de reprendre leur activité comme s'il n'y avait jamais eu d'interruption.
La bulle dans laquelle ils me croient enfermé et qui pourtant m'a apporté tellement d'ouvertures. La bulle dont je devrais me séparer, il en va de mon bien-être … ils en sont persuadés. Ils ont peut-être raison ?
1 De O-plus -
Encore un texte qui sonne juste et qui résonne bien. Merci Franck.
2 De biou -
tout est peut être question d'équilibre. Tout dépend du temps que tu passes dans la bulle et hors de la bulle. Quand j'y reste trop longtemps j'ai l'impression d'avoir manqué pas mal de choses "à l'extérieur"... Peut être se fixer des horaires? des moments où on s'isole habituellement, et où il ne faut pas déranger... J'ai pas vraiment de solution pour le moment...
3 De gilda -
J'ai la bulle aussi. C'est une forme d'hyperconcentration qu'on ne maîtrise pas et qui nous est nécessaire. S'en séparer (ou tenter de) peut nous mettre en danger. Si on entre par effraction dans ma bulle on court aussi un danger, pas trop ma bulle pour lire dans les transports (sinon je serais sans doute déjà en prison), mais ma bulle d'écriture ; je pourrais peut-être tuer l'invasif avant même de m'en rendre compte (un pauvre représentant de porte-à-porte de je ne sais même pas quoi et qui avait le malheur de ressembler à un de nos voisins, du coup bêtement je lui ai ouvert, a failli en faire les frais à l'automne). Pour l'instant il n'existe que trois personnes que je connaisse au monde et qui peuvent m'interrompre quand j'écris sans m'interrompre pour autant, ils parviennent à passer dans ma bulle sans la faire éclater. L'une d'elle est l'amie que j'ai perdue (il nous est arrivé de travailler ensemble et on pouvait en même temps communiquer et avancer, c'était pour moi un bonheur de labeur extraordinaire). L'autre est mon ami le fotologueur Supmylo. Le troisième est mon fils (l'inspirateur du Stéphanot de Traces et Trajets). Lui est même capable de me faire rire aux éclats sans que pour autant la bulle ne fissure. Si j'écris souvent la nuit ce n'est pas seulement que ma vie m'y convie, et ce n'est surtout pas style genre "C'est la nuit que vient l'inspiration", c'est aussi afin d'éviter de sombrer dans le sérial killage. Quand je suis vraiment partie dans le travail je ne connais comme fin supportable que la fin du texte travaillé ou la chute en sommeil. Tout autre interruption est un arrachement. C'est probablement dans mon cas (trop extrême) une forme de folie. En même temps si j'en guéris je meurs. Ou peut-être que je reste physiquement en vie mais je meurs à moi-même. Il y a des avantages aussi : quand je plonge dans ma bulle, les chagrins sans doute contaminent mes mots mais je suis par l'intensité du travail soulagée de leur présence. Les mots prennent le pouvoir au détriment des malheurs. Et dans un sens ça sauve.
Je te souhaite plus équilibré que moi. Je souhaite aussi beaucoup de patience à ton entourage. Le mien semble avoir compris mais ça reste fragile et ce fut très dur. C'est l'inconvénient d'être tombés dedans sur le tard : nos proches étaient habitués à tout autre chose avant et regrettent le parent ou le conjoint disponible et attentif, ce qui est légitime.
Prends bien garde à ne pas "buller" au boulot (facile à dire, je sais). Tu as dans le tien bien davantage de responsabilités que moi dans le mien, qui n'apporte dans l'économie familiale que le salaire d'appoint.
4 De Franck -
gilda, je vois beaucoup de similitudes dans nos bulles respectives, ce qui me conforte dans l'idée qu'elle peut être tout à fait légitime et nécessaire … à condition bien sûr de ne pas [trop] “tuer” son entourage !
5 De chez tine -
moi aussi, j'ai la bulle, Frank ... souvent ... à tort ou à raison, par nature ou obligation, je ne choisis pas le moment où elle s'impose, ni celui où je la provoque parce qu'elle m'est nécessaire ... elle me convient, me protège, me libère, me rassure, m'épanouie et me fait "exister" ... je rêve aussi d'un silence complet, ou juste d'une respiration, comme une brise ... et parmi la foule, n'est-on pas seul au monde, parfois ! j'aime cette sensation, comment vous dites : décrochement, le temps s'arrête et c'est sublime, moi je dirais que je me sens immortelle ... une fraction de seconde qui semble une éternité ! le swing me fait cet effet aussi quand je suis bien accompagnée par la musique et l'échange ... merci pour ce billet d'émotions, que j'avais (presque) oubliées ... m a g n i f i q u e, Tine