Ma mémoire de la Shoah

J'ai découvert la Shoah à l'école, pendant les cours d'histoire comme beaucoup d'autre de mes contemporains. Je me souviens de ce film d'Alain Resnais que nous sommes nombreux à avoir vu, ce film qui m'a marqué profondément. J'ai encore en mémoire ces corps poussés par des bulldozers lorsque les alliés n'avaient pas d'autres moyens de donner une sépulture à ces victimes. J'ai encore en mémoire ce regard noir et sans fond des quelques malheureux qui avaient survécus jusqu'à l'ouverture de leur enfer. J'ai encore en mémoire la nausée qui m'a pris lorsque j'ai compris pour les fours, pour les cheminées, lorsque j'ai découvert les sélections arbitraires, les séparations innommables, les mensonges qui précédaient les mises à mort, et le béton griffé dans les chambres à gaz.

Longtemps, j'ai tenté de penser à la manière dont j'aurai pu survivre dans une telle horreur. Je sais que le meilleur de l'homme se découvre dans l'adversité mais là, pas moyen, c'est hors de portée, c'est tellement à l'opposé de ma nature que je ne comprends tout simplement pas. Alors j'ai beaucoup lu, j'ai beaucoup cherché dans les témoignages des survivants. Encore aujourd'hui il m'arrive de passer quelques heures à lire ou à relire les textes qui racontent. Je me souviens avoir découvert un jour, chez ma grand-mère, un livre sur les expériences médicales effectuées dans les camps. J'ai longtemps hésité avant de le lire. Par peur, peur de lire le trop d'horreur, le trop d'inhumain. Nouveau choc, nouvelles violences. J'avais quinze ans quand je l'ai finalement ouvert. Aujourd'hui, plus de trente ans plus tard, les images, les mots sont encore gravés dans ma mémoire, indélébiles et ahurissants de violence.

Mes mains tremblent encore d'avoir écrit ces mots, d'avoir fait rejaillir ces souvenirs …

Cette mémoire est la mienne, c'est celle que je me suis forgée en essayant d'appréhender ces événements. Elle s'est construite petit à petit à partir des fragments que je prenais ici et là, dans les livres, les films, les témoignages. J'ai parfois oublié les noms de ceux qui disaient, par contre je n'ai jamais oublié leurs mots ou leurs images.

Bien sûr j'arrive à refouler dans un coin de ma mémoire cette barbarie. J'ai appris à prendre du recul, à me protéger, à espérer qu'il ne s'agit plus que du passé. J'ai appris aussi que rien n'est définitif, qu'il faut conserver la mémoire de ce qui s'est déroulé, pour justement éviter qu'il ne se reproduise. L'histoire a des cycles qui échappent à la raison et c'est notre devoir de ne pas oublier et de transmettre. Les générations qui naissent aujourd'hui n'ont pas connu ces horreurs, ils ne rencontreront probablement jamais ceux qui en sont sortis et c'est la raison pour laquelle ils ont encore plus besoin de savoir.

J'ai hésité longuement avant d'écrire ces mots et pour dire que je ne supporte pas la proposition faite par Nicolas Sarkozy. Il fallait que l'émotion laisse un peu de place à la raison, mais non. Non ! Je ne supporte pas qu'on impose une mémoire. Ceux qui ont disparus étaient innombrables, comment peut-on ne retenir qu'un seul nom. Soit on les nomme tous, soit on en nomme aucun. Comment justifier un tel choix, arbitraire ? Comment faire porter à un gamin de dix ans le souvenir d'une vie effacée de telle manière ? Comment peut-on vouloir personnaliser à ce point une mémoire comme celle-là ? Ce n'est pas juste ! Expliquez-moi, je ne comprends pas !

Un jour je parlerai de cela à mon fils, lorsqu'il aura suffisamment appris et vécu pour résister au vacillement de la raison, je lui dirai les vies perdues qu'il ne faut pas oublier. Un jour je lui donnerai les clés pour qu'il se forge à son tour sa mémoire, et il trouvera les noms, les mots et les images. Un jour, je lui expliquerai ce qu'il faudra transmettre car cela fait partie de notre histoire. Un jour … mais certainement pas lorsque ces messieurs le décideront. L'histoire ne se décrète pas ! Quand vont-ils finir pas le comprendre ?

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