La roue de secours

« Très chère ? Êtes-vous au petit salon ? Cria Hubert de l'antichambre ou il se tenait.
– Oui mon ami ! Je m'y trouve en compagnie de Madame de Fromon, rejoignez-y nous.
– Fort bien, je donne quelques ordres pour mes malles et je viens … répondit l'homme en se tournant vers le valet qui attendait sur le pas de la porte. »

Hubert de Gaumont était professeur de diction à la cour, libraire à la ville et avait obtenu quelques faveurs qui lui permettait de tenir grand standing. L'hôtel particulier où ils logeaient dorénavant lui avait coûté une bonne part de sa cassette personnelle mais il comptait bien en tirer profit. Depuis quelques semaines déjà son épouse y tenait salon régulièrement et commençait à attirer quelques nobles de haute lignée. C'était excellent pour ses affaires se disait-il alors qu'il indiquait les quelques effets qu'il souhaitait emporter avec lui. Il avait promis au Duc de Nevers un ouvrage fort rare en provenance d'une grande imprimerie allemande et qui détaillait avec force détails et illustrations les manières et les usages des places fortifiées pour la défense des côtes maritimes. Pas que les méthodes décrites soient nouvelles, simplement une bonne partie du texte et quelques illustrations parmi les plus belles avaient été annoté par Sébastien Le Prestre, plus connu sous le nom de marquis de Vauban ! Une rareté qu'il avait réussi à négocier à un marchand qui n'en connaissait pas la valeur.

Satisfait des ordres donnés et de la diligence avec laquelle son monde œuvrait à les exécuter, il se dirigea vers le petit salon d'où provenait quelques notes de musique. Une voix cristalline accompagnait le clavecin dans une mélodie toute printanière, comme une sorte de supplique à l'hiver qui n'en finissait pas de durer.
« Ah, Enfin ! Vous voilà mon mari. Mais que faisiez-vous donc si loin de notre si belle assemblée ?
– Quelques préparatifs de dernières minutes car vous savez que je pars cet après-midi, dès que le carrosse sera arrivé.
– Et bien prenez place et écoutez donc cette jeune demoiselle d'Artimbault qui chante si bien … »
Hubert s'installa dans un fauteuil qui se tenait près du clavecin et observa son épouse qui jouait maintenant les premières mesures d'une nouvelle chanson. Au bout de quelques minutes, un valet rentra silencieusement et s'approcha de ce dernier pour lui glisser à l'oreille :
« Monseigneur ! Souffla-t-il, votre carrosse est arrivé et le cocher attend vos ordres.
– Bien, chargez mes malles et dites lui que je viens dans un moment. Qu'il confie également les chevaux à mes gens, qu'ils les abreuvent avant le départ … Ah et puis faites vérifier les fers par le maréchal-ferrant, nous avons une longue route à faire !
– Bien Monseigneur, dit le valet en esquissant une légère courbette »

La tempête s'annonçait forte en fin d'après-midi alors que le carrosse filait grand train sur la route de Montargis. Il faudrait qu'ils s'arrêtent au relais de poste de Dordives pour changer l'attelage et trouver une chambre pour la nuit. Hubert avait espéré faire le trajet dans la journée mais il était finalement parti bien trop tard pour qu'il puisse suivre son plan initial. Demain il faudra reprendre la route à l'aube songeait-il pendant qu'ils sortaient enfin de cette forêt de chênes sombres et qui paraissaient menaçant dans l'obscurité de la nuit tombante. A peine avaient-ils repris la route qui contournait la forêt qu'une grosse branche qui avait été arrachée par le vent violent et qui se trouvait en travers de la chaussée fut heurtée par une des roues avant. Celle-ci décolla alors sous le choc, rebondit une fois puis retomba dans un grand fracas de bois et de fer brisé. Le cocher eut bien du mal à arrêter ses chevaux tellement leur allure était rapide. Ce n'est que quelques dizaines de toises plus loin qu'il parvint enfin à stopper l'ensemble dans un grand geyser d'étincelles sur les pavés grossièrement taillés.

Hubert sortit aussitôt pour s'enquérir des dégâts et une fois à l'avant s'aperçut que la roue avant était complètement brisée. Le cocher était en train d'examiner l'essieu et se lamentait de n'avoir rien sous la main pour réparer la roue. Bien sûr, rien à l'horizon ne permettait d'espérer du secours et Hubert demanda alors au cocher de partir rapidement pour trouver une ferme ou une maison dans les environs pour demander de l'aide.
« Je reste ici pour surveiller les malles, faites-vite avant que la nuit ne tombe tout à fait.
– Oui monseigneur, je me hâte et reviens dès que possible, répondit le cocher qui commençait à partir en direction de la colline. »
Hubert attendait depuis une bonne heure en consultant l'ouvrage promis qu'il emmenait à Nevers lorsqu'il entendit un fiacre arriver. Celui-ci stoppa et aussitôt un homme en sortit en soufflant et en criant :
« Mais que se passe-t-il encore ? Cocher ? Pourquoi sommes-nous arrêté en pleine route … », jusqu'au moment où il aperçut Hubert qui s'approchait de lui.
« Serviteur Monseigneur. Il me semble, sans vouloir vous offenser, que nous nous sommes déjà rencontrés !
– Vous êtes-sûr mon brave ? Je m'en souviendrais, on me prête une excellente mémoire, répondit Hubert qui avait reconnu le marchand.
– Mais si, vous m'avez soulagé, si j'ose dire, d'un ouvrage que j'ai appris fort rare, il y a quelques temps, un livre allemand, souvenez-vous en ! »

Hubert expliqua alors sa mésaventure et, alors que le marchand, bon prince, lui proposait de l'emmener jusqu'à Dordives, refusa, prétextant qu'il préférait attendre ici le retour de son cocher.
« Je lui ai promis de l'attendre ici et je m'y tiendrai. On ne dira pas qu'un Monsieur de Gaumont ne tient pas parole donnée.
– Comme il vous plaira Monseigneur, je préviendrai alors de votre arrivée prochaine au relais de poste. Vous y trouverez alors une chambre prête et de quoi vous restaurer …
– Je vous sais gré. Répondit Hubert en inclinant légèrement la tête. »

Le marchand fit alors le tour du carrosse puis remonta dans le fiacre. Le cocher fit claquer son fouet et commanda aux chevaux le départ. Hubert les regarda s'éloigner en songeant que finalement il avait peut-être été un peu dur en affaire avec cet homme qui malgré ça lui avait proposé aide et secours. Il faudra que je trouve un moyen de le remercier, un jour ou l'autre, se dit-il en remontant dans le carrosse. À peine était-il monté qu'il poussa un cri de rage. Le livre avait disparu !
« Ah le mauvais, le mécréant, comment ai-je pu être si naïf ? … »

Il apprit, bien des mois plus tard, que le marchand avait fait une excellente affaire avec le Duc de Nevers et c'est depuis cette mésaventure que monsieur Hubert de Gaumont impose à son cocher de se munir d'une cinquième roue de carrosse, prête à monter, pour chacun de ses voyages.

Ainsi était née l'idée de la roue de secours encore utilisée de nos jours !


Texte écrit pour les Impromptus Littéraires.

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