Chères études

Certains soirs, pour faire mon intéressant, il m'est arrivé de monter sur une chaise, de me draper dans un torchon à carreaux et de déclamer une poignée de vers avec des accès de lyrisme proportionnels à mon taux d'alcoolémie. Il s'agissait de l'extrait suivant : « C'est pas marqué dans les livres / Le plus important à vivre / C'est de vivre au jour le jour / Le temps c'est de l'amour ». J'étais jeune, étudiant, sans beaucoup d'argent, mais la liberté on l'avait enfin ! La cité U où je logeais à cette époque n'était pas terrible, toute en béton, froide en hiver, étouffante en été, la peinture avait depuis longtemps viré au jaune délavé et au marron crade, les ascenseurs avaient dû fonctionner une fois, probablement le jour de l'inauguration, depuis ils étaient en attente de réfection d'après ce que j'avais pu déchiffrer de l'avis scotché sur les portes d'entrée.

Certains soirs, le plus souvent, je suis resté dans ma chambre pour étudier et préparer les cours du lendemain. J'étais jeune, et les nuits courtes. Parfois, souvent même, il m'arrivait de mettre le réveil deux heures plus tôt pour profiter de ma meilleure mémoire du matin. Il y avait beaucoup à apprendre, beaucoup à découvrir, j'avais la vie devant moi. C'est dans ces murs que j'ai rencontré Suzanne, celle qui devait ne plus me quitter — au moins jusqu'à ce jour, celle qui allait partager mon quotidien, celle qui allait mélanger sa brosse à dent dans le verre grossier que j'avais posé sur la petite étagère près de l'évier. J'ai ressenti une immense fierté ce jour là, ce jour de première fois, j'étais devenu grand, en un instant.

Cette nuit encore je me réveille, dans cette chambre que nous partageons depuis longtemps et je songe à la révélation que j'ai reçue hier juste après avoir fait ce pas. Je me suis levé et suis allé dans mon antre, de là où j'étais parti lorsque j'ai franchi cette porte. Mon esprit c'est réveillé, j'ai finalement compris quand ils m'ont parlé. Il y a deux moyens. Le premier s'obtient à deux, en s'aimant, profondément, intensément. Le deuxième est différent et s'obtient en partageant, sincèrement, honnêtement. La vie se construit toujours de la même façon. En commençant d'abord par une rencontre. On ne peut faire autrement. Ensuite il faut choisir, certains appellent cela la liberté, et décider, pourquoi pas d'attendre. Il n'y a pas de contraintes, il n'y a pas de limites, que celles que vous choisissez ou celles que vous acceptez.

J'ai passé un long moment à réfléchir à ce qui m'arrivait, à ce que j'avais vécu et parcouru depuis tout ce temps. J'avais fait des choix, j'avais pris des décisions, pas toujours heureux, parfois chanceux. J'ai repensé aux années passées avec elle, à construire un foyer, à nous fabriquer un passé, à imaginer des rêves et de temps en temps les transformer en morceaux de réalité. J'ai écrit un peu sur mon blog les quelques pensées qui traversaient mon esprit, au gré de mes idées. Je me laissais porter par la houle des sentiments et j'observais, détaché, mes doigts courir sur le clavier. Je suis resté devant l'écran pendant quelques heures, jusqu'aux premières couleurs du matin, puis j'ai refermé l'écran, finalement.

J'ai ouvert la porte doucement et je me suis approché. Au bord du lit, je me suis penché sur Suzanne pour respirer son souffle doux et tranquille, elle qui avait le visage légèrement éclairé par la petite lune qui traversait la fenêtre. Je l'ai embrassée doucement sur le front et elle a ouvert les yeux. Elle m'a observé longtemps, sans un mot, sans un geste et je suis resté immobile, guettant son assentiment. Je ne sentais plus la chaleur étouffante de cette nuit d'été en avance. Je ne sentais pas la moiteur du lit sur lequel j'étais assis maintenant. Je ne voyais que les silences que nous nous échangions dans la pénombre de la chambre. Enfin, d'un geste doux, elle a repoussé le drap qui la recouvrait et m'a tendu la main, simplement.

Nous avions choisi le premier moyen, pour l'instant, celui de faire un enfant.


Ce billet est ma participation au jeu du sablier de printemps de Kozlika

L'amorce …

Certains soirs, pour faire mon intéressant, il m'est arrivé de monter sur une chaise, de me draper dans un torchon à carreaux et de déclamer une poignée de vers avec des accès de lyrisme proportionnels à mon taux d'alcoolémie. Il s'agissait de l'extrait suivant : « C'est pas marqué dans les livres / Le plus important à vivre / C'est de vivre au jour le jour / Le temps c'est de l'amour ».

… provient du billet Réhabilitons un grand auteur de M. LeChieur.

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