L'opéra des épices

Nous avions rendez-vous, ce soir-là, pour l'avant-première de la nouvelle mise en scène d'Alberto Legendari du Trouvère de Verdi. L'opéra Garnier était illuminé pour l'occasion, et la place de l'opéra avait cette ambiance de gala un peu particulière. De belles voitures s'avançaient doucement pour venir déposer des couples en grande tenue de soirée. Strass et paillettes brillaient sur les robes couleur safran ou curry. Nous nous sommes approchés en laissant ce métro qui avait laissé en suspens cette odeur un peu poivrée, presque proche du clou de girofle par moment.

En fait non, ç'est pas du tout ça. Mais ça le faisait, hein ? Je sais écrire un peu monseigneur et avec le style et tout. Donc je disais qu'avec Suzanne on avait rencart pour aller voir les Gitans Fous au Théâtre du Boulevard. Un groupe assez déjanté qui faisait de la musique façon Gipsy, qui donne envie de bouger quoi. Un copain m'avait refilé deux tickets en remboursement d'un service que j'avais rendu auparavant. Pas de quoi fouetter un chat, mais bon. Faut de l'honneur sinon y'a plus de métier. C'est déjà pas simple de conserver la clientèle, le plomb et les chaussures en béton sont bon marché cette année, si c'est pour en plus se tirer dans les pattes ! Bref nous voilà devant l'entrée de la salle avec la régulière.

Un grand bouffon qui sentait l'ail nous déchire nos deux billets et nous laisse le passage sans oublier de jeter un œil dans le pigeonnier de ma moitié. L'a eu de la chance que j'avais promis de me tenir à carreaux à la baronne, sans ça je lui refaisait le portrait façon Picasso. C'est qu'on a un certain goût artistique dans la famille, ma mère quand j'étais tout petit, découpait déjà les tableaux dans les journaux pour mettre sur le papier peint de la cuisine. C'est pour nous inculper de la culture qu'elle disait ! Véridique. Perso j'en ai pas inculpée beaucoup, rapport que j'étais plutôt fourré à refourguer des pièces détachées de mobylette, sans ça j'aurais pu être au moins gardien de musée au lieu de virer caïd de quartier. Au moins. Par contre, dès que j'avais un moment je dévorais les bouquins que la vieille-fille de la bibliothèque me refilait en douce contre sa dose de bonheur. Remarquez qu'elle y perdait pas au change, moi les bouquins je les ai toujours respectés, et puis la libanaise était de bonne qualité en ce temps là !

Donc on a passé la soirée dans la partie centrale du théâtre, là où on pouvait se remplir l'estomac en même temps que les esgourdes. La Suzanne, sur les airs de gitans, avait l'air d'avoir le feu où je pense, et j'ai du pousser une gueulante pour qu'elle arrête de se trémousser sur sa chaise. Un peu de tenue, sinon ça va plus et les nanart' on les tiens plus. Faudrait pas mélanger le bizenesse avec le plaisir. Finalement tout aurait été tranquille si ce couillon de serveur ne m'avait pas largement décoré l'alpaga blanc avec son vin qui tâche. Mon sang n'a fait qu'un tour et mes deux mandales lui en ont imprimé un aussi à l'autre bouseux. Évidemment le gros videur de la boîte s'est ramené dard-dard quand il a entendu le foin que faisait l'autre par terre avec son tarin goût bolognaise. Le pire c'est que ça a stimulé les joueurs de guitare sur la scène, ils jouaient de plus belle et tout le monde avait l'air d'aimer bien ça.

Deux billets dans la poche du gros plus tard, on était dehors, un peu en vrac avec la moitié à se demander où j'avais bien pu mettre la carriole. pas envie de chercher des lustres, j'ai crocheté une 404 qui traînait là, sans chauffeur mais avec le molosse qui hochait sa lassitude sur la plage arrière. C'est ballot parce qu'au bout de deux bornes le moteur s'est arrêté et pas moyen de la refaire démarrer. Manivelle ou pas elle ne voulait plus la vieille carne. Suzanne, pas si gourde que ça, m'a dit alors « Tu sais, on peut reprendre le métro pour rentrer ! ». J'ai réfléchit un moment et je lui ai répondu « Tu sais que t'es pas si bête que ça ! Tiens pour la peine, le mois prochain je t'emmène à l'opéra ! ». Ça l'a motivée la Suzanne, pensez-donc l'opéra ! Elle qui n'avait jamais connu que les rades de quartier quand elle travaillait aux bouchons. Elle m'a fait tout Carmen et la Traviata cette nuit là ! Y'a pas à tortiller, une greluche comme elle ça vous met du sel dans le citron !


Texte initialement commencé pour les Impromptus Littéraires et terminé pour la semaine suivante.

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