Cabane

Premier chapitre, premier jet du premier chapitre plutôt. Juste pour se faire une idée de l’ambiance. Je ne sais pas encore sous quelle forme je publierai la suite, sur papier, ici ou pourquoi pas les deux. Nous verrons…

Ma vie fout le camp. Moi ça va mais ma vie fout le camp, c’est le vieux Toine qui me l’a dit pendant longtemps. Personnellement je ne trouve pas, mais il avait souvent raison, alors je l’ai cru. Et puis un jour il est parti, sans rien dire. Je suis resté à l’attendre pendant quelque temps et ne le voyant pas revenir, j’ai décidé de faire comme lui. J’ai rassemblé mes maigres bagages, mon sac à dos et ma grosse valise à roulette et j’ai pris la route. C’était il y a deux mois. Deux mois à marcher un peu au hasard, deux mois sans envies précises, deux mois à traîner le long des routes jusqu’à ce soir où j’ai trouvé un abris près de ce vieux p⁂ont de chemin de fer. Une petite maison abandonnée pleine de courant d’air et humide dans laquelle j’ai toutes les peines du monde à faire un peu de chaleur. Le pauvre bois que j’ai ramassé à la lumière de ma lampe de poche est encore humide, pas étonnant vu ce qui est tombé dans la journée et mon briquet commence à donner des signes de faiblesse à force de l’utiliser pour essayer d’allumer le vieux journal poussiéreux que j’ai trouvé dans un coin.

Finalement le feu a pris dans ce vieux poêle rouillé qui ronfle bizarrement. J’ai réussi à remettre à peu près d’aplomb le tuyau d’évacuation et l’épaisse fumée a enfin cessé de me piquer la gorge et le nez. Heureusement qu’il y a cet épais brouillard au dehors qui masque les nuages qui se forment au dessus du toit en goudron. La fumée qui s’échappe s’y confond dans la nuit éclairée par cette quasi pleine lune. Je préfère rester discret en attendant d’en savoir un peu plus sur cet endroit. Finalement je vais peut être passer une nuit au chaud. J’ai sorti ma couverture de survie de mon sac à dos, puis je l’ai étalée par terre et j’ai posé dessus mon duvet et la couverture en grosse laine dont je ne me suis jamais résolu à me séparer. Pourtant elle est drôlement lourde et encombrante mais elle m’a si souvent gardé du froid que je la conserve.

Je vais passer l’hiver ici si je peux. La ligne de chemin de fer qui passe juste au dessus n’est pas trop gênante, j’ai fini par m’y habituer au bout de quelques heures et la nuit est déjà bien avancée alors que je m’endors. Je verrai demain pour le coffre, je suis bien trop fatigué ce soir. J’ai trop marché, j’ai trop couru, surtout lorsqu’ils ont lâché les chiens. Heureusement que j’ai trouvé refuge dans la benne à ordure sinon je crois qu’il n’auraient fait qu’une bouchée de moi. Mais là mon odeur était masquée par la puanteur qui se dégageait du fond. Une odeur de viande avariée, d’eau de Javel et de produits chimiques. Les chiens n’ont pas insisté lorsqu’ils ont commencé à flairer l’ouverture. L’un d’entre eux a poussé un jappement rauque, comme un signal, et ils sont aussitôt tous partis. Les hommes de la sécurité du magasin, les voyant revenir, n’ont pas poussé plus loin leurs recherches, après tout quelques boites de conserve ne devaient pas valoir tout cet effort. Et puis je n’étais pas seul au tableau de chasse car j’ai bien vu la fille au look gothique qu’ils ont traînée dans le local aux vitres opaques. Elle n’en menait pas large et c’est justement en la remarquant que je me suis dit qu’ils étaient bien trop occupés pour s’apercevoir de ce que j’allais « emprunter ». Seulement je n’avais pas vu cette fichue caméra dans la boule au plafond. Pourtant j’ai l’œil, j’avais l’œil, pour ces choses là, avec mon ancien métier d’installateur de systèmes de surveillance, j’aurai du me méfier. « Fais attention Victor, tu baisses ! » me suis-je dit.

J’avais récupéré mes affaires que j’avais cachés plus loin, derrière la vieille porte à moitié ouverte de ce local de service du parking attenant et j’avais pu reprendre ma route sans être inquiété. Vu mais pas pris, 1-0 pour le manant. Je n’ai pas toujours cette chance mais dans l’ensemble j’avais tout de même eu quelques beaux coups du sort. Et puis l’occasion était belle, vraiment trop belle. Pourtant je ne suis pas riche mais j’ai suffisamment pour avoir de quoi manger tout les jours, pas assez pour le gîte mais le couvert est assuré. Je le garde dans une grosse enveloppe de papier kraft qui occupe le double fond de mon sac à dos.

Un train, du fret certainement vu le nombre de wagons qui passent — je compte les « tac-tac » que font les boggies en passant sur les jointures des rails, me ressort de la torpeur dans laquelle je m’étais enfoncée et je repense à ma vie d’avant. J’avais une femme, une petite maison agréable avec le jardin nécessaire pour mettre un ou deux pieds dehors l’été, un job plutôt satisfaisant — sans trop de possibilités d’évolutions mais ce n’était pas trop mon problème d’alors, les quelques voisins tour à tour nécessaires ou superflus, parfois les deux en même temps et souvent pas dans le sens que l’on souhaiterait, une voiture, quelques crédits et les cartes qui vont avec, finalement tous les signes extérieurs qui faisaient de nous d’honnêtes petits bourgeois. Nathalie, ma femme, avait décidé de tenir une boutique de produits exotiques et connaissait un certain succès, au moins tant qu’on allait pas trop regarder les livres de compte. Les stocks nous avaient coûtés une petite fortune et les habitudes de consommation changeaient désormais si souvent qu’il devenait difficile de vendre l’intégralité de ce qu’on avait en réserve. Mon salaire de l’époque couvrait la différence, mais n’empêchait pas quelques fins de mois délicats. Elle avait l’air heureuse d’avoir une occupation à l’extérieur et je dois dire que cela avait contribué fortement à maintenir une paix durable dans notre couple. La vie s’est écoulée, parfois sans nous, comme si nous étions spectateurs, pendant quelques années jusqu’à ce jour où j’ai appris que la boite était en faillite. J’avais bien remarqué quelques signes au fil du temps mais sans vraiment m’en préoccuper et puis éternel optimiste que je suis — je le suis toujours encore cette nuit — n’avait pas un seul instant songé que cela pouvait me menacer. Tout c’est précipité lorsque je suis rentré ce soir là avec ma lettre de licenciement. Nathalie n’a pas supporté l’idée d’abandonner son confort, sa vie, ses habitudes. Elle a ouvert les placards, sorti deux valises, les a remplies rapidement et est sortie en me disant « Ne m’appelle pas, ne m’appelle plus jamais ! », et la porte a claqué comme un coup de semonce, comme le coup de marteau du magistrat qui rend son jugement. Ferme et définitif. Pas de mariage donc pas de divorce donc séparation sans lendemain. C’est brusque. C’est sur ces souvenirs que finalement j’ai sombré dans un sommeil agité avec quelques soubresauts lorsque je croyais entendre les aboiements des chiens.

Le soleil m’a réveillé de bonne humeur ce matin. J’ai finalement dormi tout mon saoul et il doit probablement être une heure avancée de la matinée. Dix heures, peut-être onze, je ne sais pas. Je verrai plus tard. Pour l’instant, une toilette de chat, un café sur mon réchaud à condition que je trouve un peu d’eau quelque part et on avisera. Le poêle est encore tiède ce matin et je me réchauffe les mains quelques instants dessus en observant les murs noircis de cette cabane de jardin depuis longtemps transformée en abri de fortune. Quelques boites de conserve rouillent dans un coin et le vent soulève de temps en temps les feuilles de quelques vieux journaux qui traînent sur le sol. Il va falloir que j’aménage un peu si je veux m’installer quelques temps. Mais d’abord il faut trouver de l’eau.

Je renfile mes chaussures, j’attrape mon manteau et mon bonnet et je sors jeter un œil à l’extérieur. Il fait beau, froid, glacial même mais le soleil suffit à rendre sa morsure plus acceptable. Je fais quelques pas, et je comprends que cet endroit va devenir le mien pendant un temps. Il est au fond d’une impasse. La seule issue est ce vieux chemin en pierraille complètement défoncé — j’ai failli me tordre le pied deux fois en marchant dans les nids de poule — bordé à droite d’une vieille clôture en fil de fer encombrée par les buissons et les mauvaises herbes et de l’autre par le haut talus qui mène à la voie ferrée sur le pont. Je me retourne pour aller voir le fond, derrière la cabane. Je tombe sur un mur haut d’au moins trois mètres construit en parpaings grossiers entre deux piles du pont. Pas de soucis, je ne crains rien de ce côté et c’est à ce moment que je remarque les marches étroites et pentues qui montent juste au coin du mur, de la cabane et du talus. L’escalier mène directement à la voie, en haut, en longeant plus ou moins la pile en grosses pierres mal taillées du pont. Voilà une sortie de secours. Décidément j’ai de la chance. Je songe un instant au chauffeur routier qui m’a déposé le long de cette route, un peu au hasard. Un roumain qui faisait des heures supplémentaires sans disque et qui avait peur de se faire contrôler s’il s’arrêtait en pleine ville. « Ça n’a pas d’importance, lui avais-je dit alors. Ici c’est très bien. Merci pour la route. ». Il est reparti sans me dire son nom alors qu’on avait passé deux heures à se raconter nos vies respectives. J’avais un peu brodé, lui aussi sûrement, et ça nous avait tenu éveillé pendant tout ce temps.

Je monte les marches en reprenant mon souffle de temps en temps, je ne pensais pas que c’était si haut, et j’arrive finalement sur une petite terrasse juste à quelques mètres sous le niveau de la voie, là où le pont s’arrête. Je me retourne pour observer la cabane en contrebas. Un des côtés du toit est un peu abîmé, il faudra que je songe à le renforcer si je ne veux pas prendre l’eau quand il pleuvra. Il doit bien y avoir sept ou huit mètres entre l’endroit où je me trouve et le sol, en bas. Le léger vertige qui m’envahit me le confirme sans aucun doute. Il faudra faire attention, l’espace n’est pas grand ici et un écart sera difficilement pardonnable. À cet idée j’ai une montée soudaine de frissons dans le bas ventre que j’ai du mal à réprimer. Je me retourne rapidement pour penser à autre chose. Dans un coin un petit poteau métallique supporte un antique téléphone de service — un de ceux pour lesquels il faut tourner d’abord une manivelle plusieurs fois avant de décrocher — et un vieux seau en caoutchouc noir est couché à terre près d’un robinet oxydé. Sans trop d’espoir je le manœuvre et une eau claire et glaciale m’éclabousse les mains, le pantalon et les chaussures. L’eau coule sur le sol et commence à former une petite mare. Satisfait je referme aussitôt. J’examine le seau, pas très net – on y distingue de vieilles traces de peinture blanche et rouge – mais on s’en contentera et je décide de le remplir au trois quart. J’ai déjà imaginé le tuyau que je vais brancher et faire descendre jusqu’à la cabane. L’eau courante est programmée — pour le tuyau j’ai mon idée !

J’imaginais la descente plus facile mais c’était sans compter sur un seau d’eau pas très facile à conserver droit. Ma cuisse me faisait mal depuis que j’avais glissé sur l’eau qui avait gelé sur la petite terrasse. J’avais attrapé le poteau de justesse en tombant mais ma cuisse s’était alors cognée sur le rebord de la première marche. Pas futé je me suis dit. Il allait falloir que je fasse vraiment attention si je voulait vivre un peu plus vieux. Le seau cognait sans arrêt sur les marches de dessous ou sur le talus quand je m’appuyais pour éviter de glisser et j’ai touché le sol en sauvant à peu près la moitié de son contenu. Suffisant pour le café et pour rabattre mon épi rebelle sur le haut de mon crâne. Pour la toilette on verrait plus tard. J’ai attrapé les trois parpaings qui traînaient dehors, j’en ai gardé un pour m’asseoir et j’ai installé mon gaz sur les deux autres qui allaient me servir temporairement de table. Au poil ! L’eau chauffait tranquillement, mon café instantané juste à côté, ma vieille tasse chromée — un souvenir de l’armée que j’avais traitée dans un atelier de mécanique — et tout allait aller de mieux en mieux. Même ma cuisse avait eu la courtoisie de se faire oublier. J’ai pris le temps de réfléchir à ce que j’allais faire de cette belle journée en buvant mon café quand je me suis souvenu du coffre. Il fallait que je vérifie ce matin, il y avait peut-être quelque chose dedans et il ne fallait pas le louper.

Je me suis approché de lui, dans ce coin sombre où je l’ai découvert lorsque je suis entré hier. Il était là, formant une masse sombre, où la lumière se perdait, d’un noir sans fond. J’avais l’habitude depuis le temps même si je me demandais à chaque fois comment ils faisaient pour l’amener à l’endroit où je me trouvais. J’étais visiblement sous surveillance constante mais ça ne me gênait pas plus que ça, j’avais fini par oublier l’attention dont j’étais l’objet et les vicissitudes de ma vie d’errant ne me laissait guère de temps pour m’en préoccuper. Il est vide. Pas étonnant car d’habitude s’il contient quelque chose, il émet une lueur pourpre, presque fluorescente, dont l’intensité varie sans que j’en ai découvert la raison. Mais j’ai pris le parti de vérifier tous les jours, on ne sait jamais, histoire de ne pas louper un épisode. C’est devenu un rituel lorsque je bois mon café le matin. Ma tasse dans la main gauche, la droite qui appuie légèrement sur la porte et après un léger clic celle-ci s’ouvre doucement avec un léger chuintement.

Rien dans le coffre ce matin, je vais pouvoir m’occuper de mon installation, arranger un peu l’endroit, me fabriquer une table à peu près correcte pour poser mon cahier, juste devant la petite fenêtre. J’ai retiré les vieux journaux qui traînaient pour en faire un tas près du poêle. Ça me servira pour les prochains feux. Reste le problème de la toilette. Je commence à sentir le fauve, enfin c’est ce que je m’imagine car personnellement je ne sens pas grand chose, mais j’imagine que je ne dois pas être très appétissant avec ma barbe de trois jours et mes cheveux en bataille. L’eau que j’ai utilisée ce matin pour dompter mon épi n’aura pas fait effet longtemps, je l’ai senti en essayant de me recoiffer. Il fait beau, ma cuisse a fini par me laisser tranquille malgré l’énorme bleu qui tourne au violet depuis ce matin. Visiblement rien de cassé, c’est toujours ça.

La route est plutôt agréable à parcourir, malgré les vieilles poubelles qui la bordent et qui gâchent le paysage. Quelques voitures passent de temps en temps sans ralentir. Le vent est moins incisif en ce début d’après-midi et mon estomac commence à se manifester. Toutes les banlieues se ressemblent décidément. Les mêmes alignements de maisons de ville, de boutiques aux rideaux baissées pour le repos dominical, quelques télés allumées ici ou là et parfois un éclat de voix traverse un mur ou une fenêtre. Arrivé au carrefour qui donne sur la route nationale, j’avise un peu plus loin une boulangerie industrielle encore ouverte. C’est calme. Je demande une baguette pour calmer mon ventre, et un gros pain pour ce soir que je range dans mon sac à dos. La serveuse m’indique le prix en me regardant du coin des yeux, comme si je lui faisait peur, je règle et je ressors. À ce moment j’aperçois mon reflet dans la glace qui trône derrière les panières remplies de pains. Je ferai peur à un fantôme ! Sale, les yeux injectés de sang, les cheveux en bataille et pour couronner le tout la braguette béante de mon vieux pantalon tâché et dont le bas des jambes est encore bien trempé. Maintenant je comprends pourquoi je le sentais si lourd en marchant ! Un décrassage s’impose et rapidement qui plus est. Pas question de se présenter comme ça demain à mon entretien avec l’employée de l’agence pour l’emploi. Je referme mon manteau d’un geste brusque et reprend ma route en longeant la nationale.

Plus loin j’aperçois une station service ouverte la nuit et le dimanche et je m’approche du guichet blindé derrière lequel se trouve un petit homme en train de dormir. Je cogne doucement sur le carreau et il se réveille en sursaut en jetant des regards affolés partout. En m’apercevant il se calme et se penche vers le micro.

« Qu’est-ce que vous voulez ? Me dit-il d’un ton haché.
— Je me demandais s’il serait possible d’utiliser les toilettes un moment, j’ai perdu mes affaires et je voudrais me laver un peu. »
Il m’observe quelques secondes, puis apparemment rassuré sur mes intentions se lève et se dirige vers la porte condamnée par une grosse chaîne. Il déverrouille le cadenas, ouvre la porte et me fait signe d’entrer.
« Venez par ici et ne faites pas trop de bruit, ma femme regarde la télé au fond de la boutique et elle n’aime pas que je fasse rentrer du monde ici ! »
J’entre et il ferme aussitôt après moi en prenant soin de tester la solidité de la chaîne. Pendant ce temps je me suis approché d’une étagère où quelques produits de première nécessité mais pas de première fraîcheur prennent la poussière. J’attrape une brosse à dent, un rasoir, du savon — qui me servira pour tout — et une boite de mouchoirs en papier.
L’homme me montre alors une petite porte légèrement masquée par la vitrine réfrigérée derrière la caisse et m’annonce :
« Il n’y a pas d’eau chaude depuis deux semaines, il faudra faire sans. J’attends encore le plombier, soit-disant qu’il devait venir jeudi dernier. Par contre la serviette est propre, vous pouvez y aller.
— Merci lui répondis-je en m’avançant et en déposant un billet pour payer mes achats.
— Vous savez que j’ai traîné comme vous pendant deux ans avant de trouver ce job, me dit-il en me rendant la monnaie. C’est pas cher payé mais au moins on me fout la paix et je peux même dormir. De toute façon, avec l’autoroute qui passe pas loin, plus personne ne s’arrête ici. Trop cher, trop loin, trop je sais pas quoi.
— Oui mais …
— Non, non, ne dites rien, allez vous laver, vous avez une sale gueule vous savez, vous n’irez pas loin dans cet état. Les flics s’ennuient dans le coin, c’est pas le moment de les provoquer. Les vagabonds n’ont jamais eu de succès par chez nous ! »

Je referme la porte du petit réduit où se trouve un robinet qui surplombe un évier ébréché, des W.-C. d’un autre âge et un rouleau en bois sur lequel est enroulée une serviette élimée qui a vu des jours meilleurs. Au moment où je tourne le robinet, j’entends le grincement du vieux siège à roulette lorsque le pompiste se rassoit dessus dans un grand soupir de ressorts fatigués.

J’ai meilleure mine après un rasage et un lavage approximatif du visage et des cheveux. Pour le reste je n’ai pas de recette miracle, et il faudra que je dorme tôt ce soir si je veux effacer un peu les valises que j’ai sous les yeux. Mais je suis rassuré quand je me dis qu’avec mon costume et ma chemise blanche je devrais avoir l’air à peu près présentable. Je remballe comme je peux le savon dans son étui de carton et je colle l’ensemble dans un sac en plastique qui traînait au fond de mon sac. L’homme est debout en face de moi au moment ou je sors du réduit. Il m’observe un moment et avec un grand sourire me dit :

« Ah ! C’est beaucoup mieux comme ça. Des vêtements propres et vous pourrez aller pointer au chômage demain pour obtenir une allocation !
— Merci encore pour …
— Non, non, pas de merci, je connais ça par cœur. Venez je vais vous ouvrir, dit-il en attrapant les clés sur le côté de la caisse. Si jamais vous avez besoin, revenez, mais pas trop souvent sinon je vais me faire attraper par la direction, me fait-il en indiquant d’un coup de menton l’endroit d’où l’on entend la télé. »
Il finit de débloquer la porte, l’ouvre et siffle un coup sec. Aussitôt un énorme doberman sort de sous la table et file au dehors sans d’autres bruits que les claquements de ses griffes sur le lino. Je ne l’avais pas vu, pas entendu et je comprends mieux l’assurance tranquille du bonhomme.
« Pas de soucis, il est gentil, tant qu’on est gentil avec moi. Me dit-il avec un clin d’œil. Les jeunes ont tendance à faire un peu les marioles le samedi soir, pour se faire mousser avec les jeunettes, alors c’est parfois utile … », m’informe-t-il.
Soudain, du fond de la boutique, une voix aiguë crie :
« Qu’est-ce que c’est que ce raffut ? Je voudrais bien écouter mon émission tranquille moi !
— C’est rien, c’est rien ! Je sors faire pisser le chien ! », répond le mari en me tenant la porte. Je sors et repars vers mon chez-moi du moment sous son regard amusé.

De retour à la cabane, je pose mon sac à dos derrière la porte, en équilibre sur le manche de la vieille pelle adossée sur le mur. J’attrape une des boîtes de conserve « empruntée » la veille et mon couteau suisse. J’ouvre à moitié, tord légèrement le couvercle et allume mon réchaud. Au menu, raviolis. Assis là, sur le parpaing, en attendant que la sauce frémisse pour arrêter le gaz, je repense au coffre et à la manière dont il est apparu.

Il ne m’avait pas fallu longtemps pour solder ma vie de famille une fois que Nathalie fut partie. Une annonce pour vendre l’appartement avec un prix alléchant qui me permettrais de rembourser les crédits et d’avoir une réserve pour les mois à venir. L’appartement était parti en moins d’une semaine, et il a fallu que je me débarrasse des meubles rapidement ce qui a fait le bonheur de quelques opportunistes qui étaient passé devant l’immeuble ce matin où j’avais tout descendu sur le trottoir. Seule une vieille horloge ancienne avait pris le chemin d’un vieil horloger que je connaissais plus ou moins. Il m’a promis d’essayer de la vendre et de me faire parvenir le montant, déduction faite de ses frais d’envoi. Je l’ai convaincu de garder dix pour cent de la somme et de m’envoyer le reste quand il le pourrait. J’ai appris depuis qu’il était décédé, probablement avant d’avoir la possibilité de tenir sa promesse, et j’ai fini par oublier ce vieux carillon. Après tout qu’il fasse le bonheur d’un collectionneur, je n’en ai pas besoin.

Nathalie ne m’a plus donné signe de vie depuis son départ, et pour tout dire, je n’en ressens aucune peine ni joie. Ça m’est complètement indifférent. Je regrette juste mes livres. La collection que j’avais mis tant d’année à me constituer. J’avais commencé jeune avec tous les standards de science-fiction de l’époque, puis les classiques français du 18e et du 19e, quelques Contes & Légendes qui m’avaient toujours fascinés gamin et enfin quelques romans d’auteur. De quoi remplir une malle de militaire, largement.

Une fois tous mes papiers en règle, ou plutôt classés verticalement pour la plupart — c’est incroyable la quantité de paperasse qu’on peut amasser année après année — j’ai traîné de ci de là, en allant d’hôtels de gare en squats colorés, jusqu’au jour où j’ai rencontré Toine. Pas tout à fait un clochard, pas tout à fait un mendiant, philosophe à ses heures, surtout quand il n’était pas ivre-mort ce qui lui arrivait plus souvent qu’à son tour. Ceci dit il avait de bons côtés et un don pour la débrouille assez impressionnant ! Jamais nous n’avons manqué d’un toit ou de nourriture et pourtant jamais je ne l’ai vu acheter, demander ou voler quelque chose. Il partait une heure ou deux et revenait avec un sac à dos plein à manger, parfois un ou deux médicaments pour les copains et une adresse pour la nuit. J’ai rapidement compris qu’il fallait que je reste avec lui, au moins tant que je n’aurais pas décidé du futur de ma vie.

Le jour où il est parti et qu’il n’est pas revenu, j’ai trouvé une enveloppe emballée soigneusement dans un petit sac en plastique. Je l’ai ouverte et j’ai découvert une lettre recouverte d’une écriture élégante et régulière. Il m’annonçait que je devais dorénavant me charger du coffre en vérifiant consciencieusement son contenu dès qu’il luirai et que je devais suivre leurs consignes aveuglément. Alors ma vie serait probablement changée, en bien disait-il car il en avait profité pendant des années. Pas un mot sur l’endroit où je pourrais le trouver, pas un mot sur la manière de le transporter. Il m’expliquait longuement pourquoi il était arrivé là et pourquoi il avait été heureux jusqu’à aujourd’hui. Le futur, disait-il, m’est inconnu alors je n’en parle pas mais je suis confiant. Il avait signé de son prénom en entier, Pierre-Antoine, avec une belle arabesque sous le point final. Un post-scriptum m’enjoignait à transmettre de la même manière, moi aussi, dès que je serais prêt. J’ai toujours cette lettre avec moi. Elle est cornée, salie sur les bords à force de la lire, l’encre commence à s’éclaircir malgré mes précautions.

Soudain j’aperçois la boîte de conserve qui se renverse sur le côté, secouée par le tressautement du plancher au passage de ce train de marchandise qui passe rapidement. Je la rattrape avec un bout de ma chemise en essayant de ne pas en renverser le contenu qui a miraculeusement été retenu par le côté non ouvert du couvercle. J’attrape ma grosse cuillère à soupe et je commence à déguster mon festin en repensant à cette lettre, à l’enveloppe qui portait l’unique mention suivante : « Les Pourpres ».

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