Les extraterrestres

Le premier arrive, jean noir serré, un blouson qui doit dater des années 80 si ce n’est encore plus vieux, un visage fin, coupé à la serpe, une barbe de deux ou trois jours, la peau marquée et grêlée, les yeux noirs enfoncés profondément sous les sourcils broussailleux, une chevelure couleur corbeau, abondante et désordonnée. Il apparaît plutôt maigre, sec, cela se voit à ses mains et ses doigts qu’il a nerveux et osseux, les veines saillantes courent en remontant vers les poignets. Une lumière qui pulse attire mon regard vers son oreille droite. Une sorte d’écouteur sans fil est accroché là. L’homme scrute les environs, comme s’il voulait évaluer les dangers de l’endroit, se familiariser avec la configuration des lieux, puis se retourne enfin. Je l’entends marmonner quelque chose mais sans arriver à distinguer un seul des mots qu’il prononce.

Le deuxième arrive enfin, en soutenant un troisième compagnon. Il le tire par la manche en l’encourageant à marcher : « Allez, encore un effort, ce n’est plus très loin ! » dit-il au troisième. Une oreillette de même facture est également accroché à l’oreille droite du deuxième. C’est une copie quasi conforme du premier à la différence près de la paire de lunettes qu’il porte sur son nez. De gros verres de myope, je suppose, qui lui grossissent exagérément son regard. Un jean noir serré, un blouson vert foncé qui provient probablement du même fournisseur que le premier, j’ai aussitôt pensé à des clochards mais les oreillettes prouvaient évidemment le contraire. D’où venaient-ils. Où allaient-ils. Et surtout pourquoi le troisième était si différent d’eux dans son apparence et son attitude. Il semblait désorienté, comme s’il éprouvait des difficultés à se mouvoir et à comprendre où il se trouvait et ce qu’il faisait.

Le premier n’a plus bougé en attendant les deux autres. De temps en temps je l’entends dire un mot ou une phrase pendant qu’il observe la procession laborieuse de ces deux compères. Le troisième est plus petit que les deux autres, plus gros, plus lourd. Il porte un survêtement noir rayé de deux bandes blanches le tout recouvert d’un caban élimé. De grosses baskets neuves et rouges ornent ses deux pieds et, contrairement aux deux autres, aucune oreillette n’est visible sous son bonnet de laine noire. La petite lumière bleue luit sur le côté du visage de chacun des deux premiers dans cette nuit tombée sur le quai du tramway. Ils arrivent enfin devant les sièges vides disposés là. Le premier fait un signe au deuxième, lequel dit aussitôt au troisième « Assied-toi là, tu seras mieux ! ». Le troisième n’a pas l’air de comprendre et regarde hagard celui qui vient de lui parler. Puis, au bout d’une bonne dizaine de secondes, il comprend enfin et pose son postérieur sur un des sièges libres.

Quelques minutes se passent en attendant le tramway dont l’arrivée imminente finit par être annoncée. Les deux connectés se parlent par oreillette interposée tout en observant chacun de leur côté. Curieuse conversation dont je ne capte que quelques bribes où il est question de boisson, de gravité et d’entrainement. Bizarre. Enfin la rame arrive et s’arrête devant nous. Je monte aussitôt et avise une place libre dans un coin où je vais me poser. Le deuxième attrape la manche du troisième et lui dit « Allez, il faut monter, il va partir sans nous… ». Le troisième n’a pas l’air d’être là, comme s’il n’entendait pas ce que le deuxième lui disait et c’est avec lenteur qu’il finit par répondre à la sollicitation musclée du deuxième. Le premier est déjà entré, prêt à bloquer la fermeture des portes s’il fallait. Le deuxième puis le troisième entrent à leur tour puis se dirigent vers le premier qui s’était dirigé entre temps vers quelques places assises et disponibles.

Je me suis plu à imaginer l’environnement de l’endroit d’où il venaient, une atmosphère moins chargée en oxygène, peut-être beaucoup polluée que la notre. une gravité moins forte ou bien des moyens de déplacement qui diminuaient l’effort demandé pour se déplacer. Comment avaient-ils fait pour choisir leur destination. Avaient-ils étudié notre civilisation pendant quelques années avant de se décider à venir. Toutes ses questions tournoyaient dans ma tête et occupaient mon esprit pendant mon voyage. À chaque station, le premier ou le deuxième se levait, allait vers les portes ouvertes, jetait un œil à l’extérieur et revenait s’assoir avec un air satisfait. Quelques mots dits à haute voix provoquait le clignotement de l’oreillette et la jumelle accrochée à l’oreille de l’autre compagnon s’allumait alors en cadence.

Il aura fallu toute la conviction du deuxième pour obtenir du troisième qu’il s’asseye une nouvelle fois, comme si ce geste lui coutait un effort surhumain et c’est à cet instant que j’ai commencé à comprendre ce qu’il se passait. Les deux premiers étaient entrainés ! Voilà l’explication. Cela faisait probablement plusieurs mois qu’ils étaient là et avaient pu s’habituer petit à petit à l’environnement étrange auxquels ils étaient soumis. Les efforts consentis pendant cette durée les avaient amaigris considérablement et ils devaient compenser les pertes caloriques consécutives à cette perte de poids en portant de gros et chauds blousons. Le troisième venait juste d’arriver, c’était évident car il suffisait de l’observer un peu pour comprendre que la gravité et l’atmosphère particulière le forçait à un exercice musculaire dont il n’était pas coutumier et il était quasiment certain que la proportion d’oxygène dans l’air soit la raison de sa désorientation. Il allait lui falloir quelque temps avant de se métamorphoser et de s’acclimater comme ses compatriotes.

Terminus, tout le monde descend. Je. Ils aussi, toujours en tirant le troisième par la manche. je me suis retourné et les ai observé un moment avant de repartir vers ma destination finale, au chaud. Je me suis longuement demandé si j’allais les aborder, leur poser des questions, au moins quelques unes de celles qui n’avaient toujours pas trouvé de réponse. Et puis j’ai renoncé, sans trop savoir pourquoi, peur d’une réaction bizarre peut-être ou simplement la fatigue et l’envie de me retrouver à l’abri. les hypothèses sont toujours dans mon esprit alors que j’écris cette rencontre du troisième type. Petite planète ou haut pays, je n’ai pas encore décidé ce qui me plairait le plus de croire…

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