Fuite

C’était le soir béni où l’air était tiède et sentait la montée de sève. Le soir attendu où la fenêtre était enfin ouverte et où je brûlais d’envie d’être en manches courtes. Seulement voilà, pas moyen de sortir sans la combinaison étanche. Vingt-huit jours déjà que l’alerte avait été sonnée, vingt-huit jours à rester dans cet abri confiné, vingt-huit jours à attendre de pouvoir ouvrir ce vasistas pour pouvoir enfin faire une première mesure.

De là où je me trouvais je voyais distinctement les bourgeons sur les branches du pommier devant la maison. Quelques petites fleurs avaient commencé à éclore ici et là, signe d’une saison en avance et fournie. La récolte de cette année aurait pu être joyeuse sans ces abrutis du centre. J’ai avancé mon détecteur sous la fine pluie qui tombait régulièrement. Dix secondes, vingt, trente, il fallait une minute au moins avant d’être certain d’avoir un résultat fiable. Je ramenais enfin l’appareil et refermais la fenêtre. Ensuite il fallait reprendre toute la procédure à l’envers, presque une demi-heure entre la décontamination et le déshabillage final. Une fois au labo, j’ai observé la mise en place de l’échantillon dans l’analyseur, puis les différents niveaux colorés qui ont commencé à apparaître sur l’écran. Négatif ! Il n’y avait rien de dangereux !

Les esprits ont mis quelques heures avant de se calmer et la réunion à commencé avec de grands éclats de voix. L’ancien disait qu’il fallait être prudent, refaire une autre mesure le lendemain, histoire d’être sûr. Les jeunes voulaient sortir tout de suite, et je les comprenais. Comment résister pendant presque un mois, confinés les uns sur les autres, à faire semblant de ne pas se marcher sur les pieds. J’avais d’autorité réquisitionné la pièce du fond et organisé les tours de chacun. On avait droit à quarante minutes par jour, seul et isolé dans cette pièce, et personne n’avait le droit de venir vous déranger. C’était le maximum possible vu les circonstances mais j’étais sûr que cela nous avait permis d’éviter le pire. J’ai pris la parole en poussant un peu la voix et j’ai annoncé qu’on ferait une seconde mesure six heures plus tard et que si c’était encore négatif alors nous ouvririons les sas. Les plus énervés ont protesté un moment en prétextant le peu de risques, et ils ont fini par se calmer lorsqu’ils ont constaté que les autres sortaient tranquillement en discutant. Personne ne les écoutait plus.

Je trouvais la météo légèrement curieuse ce soir. Nous avions trente centimètres de neige il y a un mois, le jour de la catastrophe, avec des températures négatives. Aujourd’hui il faisait plus de vingt degrés et la végétation apparaissait très verte et abondante. C’était le soir béni où l’air était tiède et sentait la montée de sève, c’était ce que j’imaginais, et puis ils ont eu cette fuite au centre de recherche voisin, une minuscule fuite avaient-ils dit à la radio avant de décréter l’état d’urgence. Personne ne savait ce qui avait été relâché dans l’air, mais le biologiste du labo avait déduit qu’il ne pouvait s’agir que d’un virus ou d’une bactérie anaérobie, façon toxine botulique ou tétanos. Une saloperie sans aucun remède connu bien sûr sinon ils ne nous auraient pas ordonné de rester confinés.

Je suis resté quelques minutes devant le vasistas ouvert ce matin, après la seconde mesure qui s’était avérée négative comme la première. Quelques minutes pendant lesquelles j’ai laissé divaguer mes pensées de-ci de-là. Ce n’est qu’après un bon moment, alors que l’ancien venait tout juste de passer de l’autre côté sur son fauteuil, que j’ai enfin réalisé. Il n’y avait pas un seul bruit. Pas un. D’ordinaire, à cette époque, c’était un concert de piaillements et de bourdonnements. Là rien. Pas un son hormis celui du vent dans les branches du pommier. Pas un seul oiseau, pas une seule abeille, pas un seul chien errant, rien. J’ai aussitôt cherché le biologiste dont je ne connaissais toujours pas le nom. Lui aussi avait remarqué et quelques autres s’étaient mis en chasse d’un insecte, d’un ver de terre ou d’un quelconque animal vivant. Quelques heures plus tard, tout le monde était rentré bredouille. Un règne avait cessé.

Les fleurs ont éclos les unes après les autres pendant les quelques mois qui nous séparaient de l’été. Et puis elles se sont rabougries. Toujours ce silence, pesant, qui emplissait nos têtes d’une mélancolie profonde. Tout le monde avait finalement compris ce qui était en train de se passer. Tout le monde avait enfin compris que les vingt-huit jours passés confinés n’étaient rien par rapport à ce qui nous attendaient dans les jours qui venaient. J’ai remonté la couverture sur mes genoux en attendant le coucher du soleil, sous le feuillage jaunissant du pommier où j’étais installé.

J’ai rêvé d’une pomme et j’ai commencé à pleurer.


Texte écrit à l’occasion des sabliers givrés de Kozlika, dont l’entame du grain 7, choisie par Lyjazz, provenait d’un billet de David sur son blog Tangible, Apocalypse tomorrow :

C’était le soir béni où l’air était tiède et sentait la montée de sève. Le soir attendu où la fenêtre était enfin ouverte et où je brûlais d’envie d’être en manches courtes.

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