Contact

Oups, ça fait bizarre, non ? Avant, il me parlait de mon succès assuré en amour, de mon impatience coupable au travail, de mes relations sociales asymétriques et là, une citation sur les gens qui se croyaient indispensables. Pendant un moment j’ai eu l’impression que l’ordinateur de bord avait choisi une autre tête de turc ou qu’une erreur s’était glissée pendant sa recombinaison de programme. Mais en fait rien de tout ça. Ce n’était que de simples essais. Deux mois qu’il me faisait passer des tests psychologiques pour calibrer ses programmes qui seraient mis en route à l’approche du rendez-vous. Deux mois. Finalement c’était Suzon qui avait hérité du cycle suivant. Au début c’était assez classique, il parlait des névroses standards, celles que tout le monde avaient plus ou moins déjà côtoyées par le passé. Puis ensuite il passait aux déviances un peu bizarres, le fétichisme, et autres dont j’ai oublié le nom depuis longtemps. Parfois les séances duraient quelques minutes, parfois toute une nuit. Ceci dit ce n’était pas vraiment gênant dans ce vaisseau où on n’avait que ça comme distraction. La majeure partie du vaisseau était réservée à la propulsion et l’espace octroyé à l’équipage aurait rendu fou n’importe quel humain normalement constitué tellement il était petit et réduit. Seulement voilà, nous n’étions pas normalement constitués mais spécialement développés pour cette mission.

Quand je dis développés c’est un euphémisme, il vaudrait mieux dire sous-développés. Trente-cinq centimètres de haut, pas plus. Voilà la taille que faisait le plus grand d’entre nous. Le voyage intersidéral avait toujours présenté d’énormes difficultés aux ingénieurs chargés de concevoir des vaisseaux spatiaux pour les voyages longs et lointains, en minimisant les problèmes liés à la taille minimum demandée par les systèmes de propulsion, de navigation et de survie. C’est là que le professeur Edward était entré en scène, avec son programme de réduction biologique. Il avait développé un protocole permettant d’aboutir, au bout de quelques générations, à une race d’être humains lilliputiens. La caste des lillinautes était née. Vous naissiez dans les étuves du labo et votre vie, votre voie, voire même votre foi, étaient toutes tracées. Vous seriez lillinautes ou … lillinautes. Parce que la taille n’était que la partie visible du programme. Nous n’avions pas le même squelette. Le système sanguin était largement remanié. Nos organes bien qu’ayant de grandes similitudes avec nos ancêtres avaient tout de même quelques particularités. Pour résumer, nous étions conçus pour vivre en apesanteur et dans un espace confiné.

La tripoteuse de tête est rentrée de vacances. On se revoit donc, dans le moelleux de son cabinet. Tout est doux chez elle, les tapis, le fauteuil, son sourire, ses yeux. Pas sa voix. Elle a le phrasé râpeux. Toujours au bord de la quinte de toux. Si seulement je n’avais pas été désigné pour engager le contact avec les autres. Je faisais invariablement le même rêve depuis ce jour. Un vulgaire cabinet de réducteur de tête comme on peut en voir sur les gravures historiques. L’ordinateur de bord avait entièrement remanié le sas pour l’occasion et il usait d’un hologramme assez réussi il faut le dire. La seule fantaisie qu’il s’offrait était le tableau qui se trouvait pile en face de vous lorsque vous étiez allongé. Il en changeait le contenu à chaque séance. Aujourd’hui j’avais droit à un Hopper, classique parmi les classique, une variation de l’original où un des personnages avait été remplacé par un ordinateur. « C’est une variante de Ka » me disait la voix rauque pendant que je me retournais vers lui. « Un illustrateur de l’antiquité » continua-t-elle. J’avais du mal avec le genre. Parfois il était évident qu’il était masculin, d’autre fois c’était le contraire et j’avais eu deux ou trois fois l’occasion de le voir changer de sexe en cours de route. C’était très étrange et déstabilisant. Lui me répondait qu’il fallait que j’ignore sa représentation pour me fixer uniquement sur mon travail.

J’ai passé le tiers du voyage de retour à détailler chaque minute, chaque seconde des deux heures que j’avais passé avec eux. Le contact avait été facile dès les premiers instants. Ils utilisaient un langage mathématique relativement basique que le module de décryptage de l’ordinateur avait été capable de traduire aussitôt. Seulement traduire le langage ne suffisait pas quand tout vous séparait. Nous avions passé deux heures à essayer de comprendre les idées, le sens des mots enchaînés, deux heures à essayer de reconstruire leur structure sociale, leur valeurs fondamentales, mais rien n’avait abouti. Six mois de voyage aller. Autant pour le retour. Dix-huit heures pour se mettre en orbite et deux heures pour le contact proprement dit, c’était la fenêtre maximum que nous avions pu obtenir. La prochaine opportunité de conjonction des deux étoiles ne se représenterait que dans un peu plus de dix mille ans, alors il ne fallait pas trainer et gâcher le temps octroyé. Finalement nous étions reparti sans rien découvrir de nouveau sur eux.

Voilà la version officielle que je leur ai livrée sans défaillir depuis. Toujours la même litanie d’explications, de conjonctures, d’hypothèses et des milliards de questions sans la moindre réponse à l’horizon. Les experts s’y perdaient et moi je riais sous cape pendant que mon hôte composait ses poèmes mathématiques…

Un est arrivé au dessus du ciel
Un était deux fois grand comme la cité
Deux sont sorti d’un pour nous rencontrer
Un d’eux s’est approché d’Autre-Elle…

Je l’appelais Autre-Elle et elle m’appelait l’Un-Deux. Et nous ne faisions qu’un, nous deux…


Texte écrit à l’occasion des sabliers givrés de Kozlika, pour le plaisir de prolonger un peu le jeu, en prenant deux des entames proposées.

La première, choisie pour le grain 3, provient d’un billet de Mavie sur son blog Une vie rêvée, Oro Scope :

Oups, ça fait bizarre, non? Avant, il me parlait de mon succès assuré en amour, de mon impatience coupable au travail, de mes relations sociales assymétriques et là, une citation sur les gens qui se croyaient indispensables.

La deuxième, choisie pour le grain 5, provient d’un billet de David sur son blog Tangible, la femme espadon :

La tripoteuse de tête est rentrée de vacances. On se revoit donc, dans le moelleux de son cabinet. Tout est doux chez elle, les tapis, le fauteuil, son sourire, ses yeux. Pas sa voix. Elle a le phrasé râpeux. Toujours au bord de la quinte de toux.

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