Perdu dans le bus

Je retournais dans mes chères pénates lorsque j’ai assisté à une scène pour le moins étrange sinon touchante. C’était dans le bus, peu de stations avant l’endroit où je devais descendre, celui-ci était bondé comme d’habitude à ces heures de sortie de bureau. Je me tenais debout, pas très loin du chauffeur, me tenant d’une main à la barre verticale qui avait chauffé doucement depuis le moment où je l’avais attrapée et lisant de l’autre les dernières pages d’un roman se déroulant dans la Chine impériale — une enquête du juge Ti : « Meurtre à Canton », de Robert Van Gulik — et mon esprit divaguait au gré des descriptions de palais, de nattes de jonc tressé ou de grands fauteuils fort confortables.

Soudain, alors que je m’apprêtais à ranger mon roman dans ma poche — le marque page placé au bon endroit en attendant de reprendre ma lecture dans le tramway qui suivrait et finirait la fin de mon périple —, j’avais entendu une femme, probablement à la retraite mais encore très alerte, crier assez fort le prénom de ce que j’avais supposé être son époux. « Alain ? Alain ! » disait-elle en haussant la voix à chaque mention du prénom pour couvrir le bruit des discussions ambiantes, les bruits générés par ce bus grinçant de toute part et le fracas de la circulation extérieure. Les têtes commencèrent à se tourner, cherchant l’homme ainsi appelé.

Il m’avait fallu quelques dizaines de secondes avant de repérer celui-ci. Il se tenait près de moi, l’air complètement absent avec un léger sourire au coin des lèvres. Il n’avait pas l’air troublé par la voix haute et claire qui scandait son nom à quelques mètres, près de la sortie centrale du bus. Plutôt grand, il tenait un sac plastique par les anses et se tenait d’une main à une barre voisine de la mienne. C’est alors que nous arrivions quasiment à l’arrêt où je devais descendre que la femme avait interpellé le chauffeur en ces termes : « Monsieur ! Monsieur, faites quelque chose, mon mari va se perdre, il est alzheimer ! », comme si ce seul adjectif suffisait à le décrire entièrement, et aussitôt avait repris en direction de son mari : « Alain ! Enfin ! Viens ici, tu vas te perdre ! » d’un ton à la fois impératif et inquiet.

J’étais en train d’imaginer les différents moyens de se perdre dans un bus — objectif particulièrement difficile je trouve vu l’exiguïté de l’endroit — lorsque finalement l’homme qui se tenait près de moi avait fini par se rendre compte qu’on l’appelait. Tranquillement, comme s’il avait tout le temps du monde, il s’était avancé vers son épouse qui avait fini par le repérer au milieu des autres personnes. Je l’avais suivi aussitôt pour descendre du bus et j’avais bien remarqué qu’il n’avait pas quitté son léger sourire flottant au coin de ses lèvres. Je me souviens m’être demandé s’il jouait la comédie où s’il souffrait vraiment de cette affection qui trouble la mémoire.

Tout ce que j’avais remarqué en fait est qu’il était perdu dans ses pensées ou tout au moins paraissait l’être. Mais, au fait, quand on souffre de cette maladie, l’alzheimer, peux-t-on vraiment se perdre dans un bus ?

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