Tache

Il n’avait pas une seule tache sur ses souliers vernis noirs qui brillaient en lançant mille feux sous la table. Il avait pris soin de déplacer sa jambe vers l’extérieur afin que nous puissions en admirer l’éclat. Ses cheveux étaient presque aussi brillants que ses chaussures vernies, presque et surtout vers le haut de la crête qui tenait à grands renforts de gel fixant ultra-résistant. Son pantalon en jean était marqué, sur les poches arrières, d’avantageux dessins qui rappelaient à la fois les circonvolutions d’un châle de soie flottant au vent et les flots d’une rivière sous les bois paisibles.

Sa chemise, légèrement trop étroite comme son pantalon et comme il se doit, était repassée avec soin, les plis, encore visibles malgré la tension du tissu, en témoignaient. Tout en lui transpirait la suffisance. Son écharpe toujours enroulée autour de son cou. Le regard, étroit et vaguement noir — pour faire façon méchant garçon avais-je supposé —, le déplacement lorsqu’il allait et venait pour la moindre futile raison dans ce restaurant où nous nous trouvions avec quelques proches et amis, le soupir d’agacement lorsque sa dulcinée qui lui faisait face avec le malheur d’émettre un avis qui visiblement ne lui plaisait pas, l’insolente façon qu’il avait de rabattre le caquet à celui que je pensais être son père ou futur beau-père.

Ils étaient installés depuis peu à une table à quelques mètres de nous et c’est à grands renforts de paroles fortes et rires sonores qu’il tentait tant et plus de capter, voire de captiver, l’attention de ses voisins immédiats, en tout cas de tout ceux qui étaient à portée de voix dans cette salle sonore et passablement bien remplie ce soir-là. Soudain, un cri, un jet de serviette sur la table, une reculade de chaise violente, un lever tout aussi vif et le voilà qui se tenait debout, à la vue de toutes et tous. À force de jouer le savant et le professeur quant au maniement délicat des baguettes chinoises envers sa compagne il avait fini par rater son geste et une partie du bol qu’il avait devant lui et qui était fort bien rempli d’un excellent plat en sauce comme savent le faire si bien les cuisiniers de l’endroit avait copieusement arrosé le bas de sa chemise et le haut de son pantalon !

Allez savoir pourquoi j’ai aussitôt pensé qu’il allait rentrer sur l’heure chez lui afin de changer la chemise souillée car il était visiblement hors de question qu’une personne de son rang — j’ai cherché un moment lequel lui attribuer, ptit-con ou sale-gosse — finisse la soirée ainsi paré ! Comment allait-il faire ? La sortie en boîte qui allait suivre, personne n’en doutait bien sûr, ne pouvait être envisagée dans ses conditions. Il finit tout de même par partir aux toilettes afin de rincer autant que faire se peut ses vêtements tâchés sous les rires et les quolibets du personnels présent et nombreux. Je ne parle pas chinois mandarins, ni vietnamien ou encore cambodgien mais il paraissait évident que l’incident et l’attitude du jeune homme — il devait avoir 18 ou 19 ans — donnait à sourire, à rire et à moult discussions.

C’était lorsqu’ils avaient fini leur plat principal, quelques dizaines de minutes plus tard — le service était pour une fois passablement long ce jour-là —, et décidé de se passer de dessert que j’ai fini par lui attribuer le qualificatif idoine : tache lui irait à merveille !

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