L'envahisseuse

Elle était montée dans le train alors que nous avions parcouru un tiers du trajet. Un regard sombre, le visage peu amène, une de celles que j’appelle « vieille rombière ». Une lourde valise et un sac énorme et trop rempli pour être refermé constituaient ses bagages. Arrivant en pestant un peu — c’est ce que je croyais avoir compris malgré le casque vissé sur les oreilles, nous regardions un film sur l’ordinateur — elle avait jeté son parapluie trempé sur les tablettes qui agrémentaient cette partie de la voiture nommée « club 4 ». Peu importait qu’il y eut autre chose posé sur celles-ci, mon écran avait échappé de deux centimètres au coup de manche rageur. J’avais commencé alors à surveiller de plus près ses faits et gestes redoutant un autre mouvement malheureux pour mon mac.

Une bonne âme de passage s’était chargée de monter sa lourde valise au dessus d’un siège voisin alors qu’elle regardait dans ma direction pour espérer que j’en fasse de même avec son sac. Or celui-ci ne pouvait suivre le même chemin sans être couché et vu sa béance béante, il était clair que son contenu allait se répandre aussitôt sur nous si je tentais l’opération. Nous lui avions signifié et elle avait alors posé son sac dans le couloir en répétant à l’envi « Il n’y a pas d’autre solution ». J’ai songé que si, qu’il y avait sûrement de la place dans les compartiments à bagage en bout de voiture mais j’avais renoncé à lui faire comprendre cette notion tant elle avait l’air décidée de ne plus bouger de sa place près de la fenêtre. Le sac était donc resté à sa place, encombrant l’étroit couloir, malgré les remarques des contrôleurs passant par là et les difficultés des voyageurs circulant d’une voiture à l’autre. Peu lui chalait[1] assurément puisqu’il n’y avait pas d’autre solution.

Arrêt suivant, grande ville de région, nous étions descendus fumer une cigarette à deux (non je n’ai pas repris la cigarette), et étions remontés quelques minutes plus tard au signal sonore indiquant le départ. De retour à notre « club 4 » j’avisais qu’elle avait changé de place pour celle du couloir, en face de moi, pour laisser celle de la fenêtre à un homme peu affable qui ne répondra à aucun de nos bonjours. Celui-ci s’étant rapidement assoupi j’observais ma nouvelle voisine d’en face. Je n’ai pas réussi à capter son regard une seule fois durant tout le trajet commun. Pourtant j’avais délibérément repoussé son sac à main posé bien au milieu des tablettes, comme une seconde avancée pour gagner du terrain. J’avais enfin compris à ce moment qui elle était. Une envahisseuse. Une de ces personnes qui non contente d’avoir suffisamment de place pour leur personne et leurs effets, éprouvent le besoin d’occuper celle de leurs voisins.

Le sac dans le couloir, le parapluie sur toute la longueur des tablettes, son sac à main, étaient autant d’instruments propices à son avancée territoriale. Certes, depuis son arrivée dans la voiture, son parapluie avait été placé debout derrière un accoudoir, par contre elle usait également de ses pieds pour conquérir. Une bataille discrète et silencieuse avait ainsi démarré avec les miens. Je l’avais observée quelques minutes, avant de reprendre le visionnage de notre film, avançant ses pieds, les déplaçant de droite et de gauche, s’assurant ainsi d’un large espace. Sauf que mes pieds étaient sur le chemin. Ça ne l’avait pas dérangée le moins du monde et elle s’était même permise de me marcher sur l’un de mes arpions sans esquisser le moindre commencement de début d’excuse. Sur le coup j’avais aussitôt avancé les miens plutôt que de les reculer comme tout le monde aurait fait et avais attendu la riposte en la regardant droit dans les … Toujours le regard fuyant elle n’avait pas insisté et avait replacé ses pieds légèrement en retrait.

La fin du voyage s’était déroulée sans qu’on ne l’entende prononcer autre chose que les « Il n’y a pas d’autre solution » du début. Elle avait gardé ce regard sévère et le visage fermé tout au long des quelques heures qui nous séparaient de notre destination finale et avait passé son temps à étudier une petite revue concernant des expositions culturelles diverses et variées puis avait plongé sans changement notable d’intérêt dans la lecture d’une revue gratuite et probablement publicitaire des lignes TGV de la compagnie nationale. Je sentais que la promiscuité des autres voyageurs lui rendait le voyage pénible. Elle jetait parfois un regard par la fenêtre et replongeait après quelques secondes les yeux dans son ouvrage, sans aucune considération pour les autres personnes présentes. De temps en temps elle retentait une avancée de pied discrète mais j’étais à l’affut et chaque centimètre perdu était aussitôt regagné par une manœuvre circulaire audacieuse et de côté de mon pied droit pendant que mon gauche faisait une astucieuse diversion.

Que pouvait être vraiment sa vie, en dehors de ces batailles sporadiques de gagne-terrain dans les transports en commun ? Était-ce une vieille institutrice à la retraite, une conservatrice de musée, une ancienne sage-femme, un ancien sergent-chef ? je n’en savais rien et n’en saurai probablement jamais plus. Tout juste l’avais-je cataloguée — de manière très subjective il est vrai — comme une envahisseuse de type acariâtre à lunette et paletot à gros point de laine de couleur vieille.

À l’arrivée elle est partie comme elle est arrivée. En sollicitant un brave jeune homme pour lui descendre sa valise, bien lourde disait-elle. Puis elle avait embarquée son sac à main au creux de son coude, sa valise de la même main et son gros cabas de l’autre. J’avais eu un peu de peine pour le pauvre parapluie oublié là, sans aucune cérémonie d’adieu. Mais peut-être trouverait-il un nouveau propriétaire plus soucieux de ses affaires ? Ou alors rejoindra-t-il les rayonnages hétéroclites des objets trouvés au service des objets perdus de cette gare parisienne ? Je me demande ce qu’ils deviennent au fil du temps…

C’est sur ces pensées que je m’étais à mon tour levé pour aller récupérer mes bagages et partir sur un autre chemin. Il ne pleuvait pas.

Notes

[1] Conjugaison fantaisiste et personnelle du verbe chaloir normalement utilisé uniquement au présent sous la forme « Peu me chaut ».

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