Question de point de vue

Je venais de terminer une longue et harassante journée de travail — le vendredi, je ne sais pas si vous l’avez remarqué, est toujours long et harassant — et je venais juste de reprendre le chemin du retour à ma maison sur mon fier destrier maxi scooter. Comme à mon habitude, le soir, je rentre plutôt à un train de sénateur, n’ayant absolument pas envie de faire du remonte-file comme la plupart des deux-roues qui me doublaient pour la plupart dans des pétarades assez désagréables. J’ai souvent remarqué que le bruit des scooters et autres motos étaient inversement proportionnel à leur puissance. Bref, je roulais peinard derrière un caisseux (terme très péjoratif et méprisant qu’utilisent les motards vis-à-vis de ces choses qui leur barrent la route en permanence, les salauds, alors que pour moi ce sont juste des pauvres hères qui n’ont pas réussi leur permis moto et qui sont donc contraints à patienter patiemment dans les bouchons).

Presque arrivé à un croisement j’avise le carrefour proche bloqué. Quelques voitures étaient devant moi qui attendaient d’avoir la voie libre ce qui promettait d’être assez long car le trajet jusqu’au feu suivant, trois cent mètres après l’intersection, était gavé de véhicules. Je pose un pied à terre juste au droit de la cabine du bus qui était lui aussi bloqué sur la partie opposée de cette petite rue. Derrière lui commençait un concert de klaxon et de coup d’accélérateurs rageur, visiblement les gens étaient pressés de rentrer chez eux.

Voyant que devant moi le trafic était bloqué et pas prêt de changer, j’avais choisi de m’intéresser de plus prêt à l’objet du blocage de bus. Une femme, la quarantaine plutôt élégante, confortablement installée, avait posé son coude négligemment sur le rebord de la portière et fumait tranquillement une cigarette, sa voiture posée là, en double-file, qui bloquait la moitié de la chaussée. Cette même moitié que le bus aurait bien aimé utiliser pour continuer son trajet. Voilà en quelque mots le détail d’une scène fréquente dans les rues parisiennes et de sa proche banlieue. Je supposais que cette dame, attendant quelqu’un terminant une course urgente, avait jugé qu’il n’était pas utile de gêner moins vu la brièveté du dérangement occasionné. Je supposais — en fait je suppose souvent et beaucoup, sur des sujets divers et variés, vous n’avez même pas idée ! —, quelques minutes plus tard — le feu est plutôt long et la circulation de sortie de bureau plutôt intense à cet endroit — qu’elle avait une notion de la durée très différente des autres usagers de ce quartier.

Le chauffeur de bus, lassé d’attendre, avait alors ouvert la porte avant, attrapé un carnet et un stylo et était descendu vers le véhicule de la dame. Il s’était flanqué à l’arrière, très visiblement dans le rétroviseur, et avait noté le numéro d’immatriculation de la voiture gênante. J’ai aussitôt songé qu’il n’était probablement pas en mesure de faire grand chose avec ce numéro, n’étant pas assermenté, et confirmant ce que je songeais, il était remonté aussitôt et avait attrapé son téléphone de service. J’entendais vaguement, par la fenêtre ouverte de sa cabine, qu’il demandait qu’on fasse intervenir un agent de la circulation, de la régie ou de la police nationale, peu importe, histoire de déloger l’intruse. Celle-ci avait alors bondit hors de sa voiture, furax et s’approchant à grand pas énervé du bus avait commencé à invectiver le chauffeur : « Mais, qu’est-ce que vous faites ? Vous n’avez aucun droit de faire ça ! On est pas en Russie ici, on est en France ! C’est une démocratie ! », puis, devant l’absence de toute réponse du chauffeur qui continuait pendant ce temps à parler avec son interlocuteur au téléphone, elle avait fait demi-tour et était retournée aussitôt dans sa voiture.

J’avoue à ce moment du récit que sa phrase à propos de la Russie m’avait un peu interloqué ! Que diantre les russes, que je sache, n’étaient pas plus délateurs que certains français. Pourquoi alors avoir dit cela ? Depuis je me suis un peu renseigné et il s’avère que la délation, mais vous verrez plus loin qu’on ne parle pas tout à fait de la même délation, ne consiste en fait qu’en cette pratique russe séculaire d’écrire aux administrations et autres services plus ou moins publics pour se plaindre de tel ou tel dysfonctionnement. C’est courant, c’est signé, et est accepté comme une façon naturelle d’améliorer la vie courante :

… Il démolit l’image sommaire du délateur méprisable et anonyme glissant à la police politique un petit mot qui pourra être fatal pour un proche. À sa place, ainsi qu’à celle de toutes les idées reçues sur la délation dans l’URSS de Stalin, F.-X. Nérard fait découvrir un phénomène relevant de l’anthropologie historique et de la culture politique séculaire.

Tamara Kondratieva, « François-Xavier Nérard, Cinq pour cent de vérité », Cahiers du monde russe , 45/3-4 | 2004

… Dans de longues lettres, ils exprimaient leurs doléances sur les conditions de vie, de travail (incluant des critiques à l’égard de la direction), les rapports de voisinage, les problèmes liés aux services publics.

François-Xavier Nérard, Cinq pour cent de vérité. La dénonciation dans l’URSS de Staline (1928-1941) . Paris, Tallandier, 2004, 533 p.

Voyez ici que cette dame avait usé d’une analogie tout à fait fausse, ce qui prouve que non contente d’être arrogante et suffisante elle se permettait quelques rapprochements très hasardeux pour peu qu’elle fut tombée sur quelqu’un très au fait de ces pratiques soviétiques ! Bref, cela n’est pas le sujet de ce récit, passons, et reprenons notre narration, surtout qu’à propos de démocratie je ne sois pas persuadé qu’il y en eut moins là-bas qu’ici ! Mais cela est une autre histoire…

C’est à ce moment là qu’une autre conductrice, probablement agacée d’avoir attendu aussi longtemps sans aucune visibilité — elle se trouvait, dans sa mini Mini, juste derrière l’énorme bus, et n’avait d’autre choix que de respirer à grandes goulées les effluves odorantes du gasoil domestique rejetées avec bon entrain par ce bus plus ou moins bien réglé —, s’était approchée de la scène (j’ai assisté à tout ça à moins de deux mètres) et a poliment, très poliment (et on sentait qu’elle se maitrisait), à la première dame de bien vouloir faire œuvre d’urbanité et de, je cite, dégager ce putain de passage dans la seconde ! La première n’a pas pipé mot et est remontée dans sa voiture, puis, en deux manœuvres habiles, un léger coup de volant à droite suivi d’un autre léger redressement de volant vers la gauche s’est enfin garé à cheval sur les deux très belles et larges places réservées aux stationnement, libres et disponibles le long du trottoir devant lesquelles elle s’était placée.

J’ai pensé qu’elle avait eu du toupet de venir se plaindre auprès du machiniste alors qu’elle emmerdait copieusement environ une cinquantaine de personnes bloquées dans les voitures et au moins autant dans le bus ou je voyais les gens commencer aussi à s’impatienter velu ! Il est de ces gens, je crois, qui pensent avoir toutes les prérogatives, tous les droits, et se moquent éperdument du tort et de la gêne causée à autrui. C’est sur ces pensées que j’étais reparti, ma file commençait à avancer paresseusement en songeant que finalement le scooter ne m’empêchait en aucune manière d’être le témoin de scènes plus ou moins banales de la vie ordinaire des transportés plus ou moins en commun !

Moralité : qui va piano va typo \o/


Dites les gens, ça fait longtemps qu’on a pas fait de petits jeux inter-blogs et ça me manque un peu ! Alors si ça vous dit je vous propose la chose suivante.

À partir de la petite histoire que je viens de vous conter — qui est tout à fait véridique, c’est en tout cas comme ça que je l’ai vécue — j’ai pensé qu’il serait rigolo que d’autres, donc vous, reprennent ce récit mais du point de vue des autres acteurs. Choisissez donc un des personnages, voire inventez-en un qui a assisté à la scène — je me souviens maintenant que quelques piétons sur le trottoir s’étaient arrêté et commentaient largement ce qu’ils voyaient — et racontez-nous tout ça de ce nouveau point de vue.

Dès que ce sera prêt, publiez-le chez vous et faites un rétrolien (si vous savez comment), venez le signaler ici dans les commentaires ou bien alors collez l’intégralité dans ces mêmes commentaires.

Vous voulez jouer avec moi ? Si oui disons qu’on se donne la semaine.

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