La bougie

Les souvenirs sont fugaces, fragmentaires, sauf celui de cette bougie qui brûlait lentement sur la table, juste à côté de l’établi. Il s’asseyait là, sur un tabouret et posait sur ses genoux le filet à ramender. J’observais l’aiguille qui passait d’un côté puis de l’autre sans que je comprenne vraiment le sens de cette gymnastique. Enfin, au bout d’un certain temps, alors que la bobine avait diminué de volume, il coupait le fil avec son court et large couteau puis, à l’aide de la bougie, faisait couler un peu de cire au bout du bout pour éviter qu’il ne s’effiloche.

C’était une petit cabane que j’avais découvert un jour alors que nous jouions chacun de notre côté, à quelques kilomètres de la côte dans ces terres bretonnes qui me semblait sombres. Elle était remplie d’étagères supportant des pots en verre ou en métal rouillé qui contenaient des vis, des boulons, des bouts de ficelle et des rondelles, quelques manilles et deux ou trois outils. Une petite fenêtre apportait la maigre lumière du jour et éclairait la table à côté de laquelle je me tenais, du haut de mes huit ou neuf ans, en ne faisant aucun bruit, juste en l’observant.

Je ne me souviens pas de son visage. Je ne me souviens encore moins de son nom, si tant est que je l’eusse connu un jour. Je me souviens uniquement de l’obscurité et de ses mains qui jouaient avec l’aiguille, le couteau ou la bougie. Je me souviens aussi de la couleur, rouge intense comme les cachets de cire des lettres anciennes, que formait la petite boule, au bout du bout.

Je n’ai jamais appris à ramender, pas plus d’ailleurs qu’à faire des épissures, et encore moins à faire tous les nœuds marins qu’il faudrait connaître. Je n’ai jamais vraiment appris à naviguer et encore moins à pêcher. je n’ai jamais appris la mer. J’avais pourtant des marins dans la famille. Vivant ou déjà mort à cette époque. Qu’il s’agisse de cabotage ou de grandes traversées, j’avais quelques aïeux qui avaient passé du temps en mer. Je n’ai jamais appris la mer. Depuis des années ont passé et je n’ai toujours pas appris.

J’imagine une bougie qui brûle depuis ces jours. J’imagine une bougie qui brûle dans un petit appentis. J’imagine une bougie que je retrouverai un jour en rentrant de la mer. J’imagine une bougie… Et je lui montrerai alors comment arrêter un bout, pour éviter qu’il ne s’effiloche, avec mes mains vieillies depuis le temps. Il sera là, juste à côté, à observer, du haut de ses treize ans, à voir couler la cire de la bougie sur le bout du bout.

Je ne sais pas encore la couleur qu’il choisira, la couleur de ma bougie…

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