Leçon de démocratie

Leçon de démocratie de Me François Sureau devant le Conseil constitutionnel, le 31 janvier 2017 pour la Ligue des droits de l’homme.

Où il démontre, entre autres choses, que les incriminations prévues pour ce délit [ d’apologie du terrorisme par consultation habituelle de sites terroristes ], seraient basées sur des suspicions qui n’auraient pas été suffisantes devant un tribunal de l’inquisition dominicaine !


La transcription de cette plaidoirie (source : Le Monde, 8 février 2017)

Pour la liberté de penser

Le 20 avril 1794, le comité de salut public institua à Orange, département du Vaucluse, une commission populaire de trois membres, sorte de tribunal révolutionnaire destiné à juger les ennemis du peuple trouvés dans ces régions. A peine installé, son président, Fauvety, entreprit de dénoncer à Robespierre son premier assesseur, un nommé Meilleret. On trouve cette lettre aux archives et l’on peut y lire : « Meilleret ne vaut rien comme juge, il lui faut des preuves ».

Remplacez le mot de preuves par celui d’intention, au moins dans le sens où le droit criminel l’entend depuis cinq siècles, et vous aurez l’affaire que vous avez à juger aujourd’hui.

Elle n’est pas si compliquée en définitive. L’article 421-2-5-2 du code pénal crée une incrimination de consultation habituelle de « sites terroristes ». Les conditions de la mise en œuvre de cet article sont à l’évidence si larges qu’elles permettent d’incriminer un très grand nombre de personnes. Y compris, par exemple, votre serviteur, qui, présidant une association d’aide aux réfugiés, consulte régulièrement de tels sites pour s’informer sur les discours, les raisonnements, les modes d’expression, qui sont caractéristiques de cette mouvance, afin, le cas échéant, de détecter, chez tel ou tel demandeur d’asile, les indices d’un basculement fâcheux. J’entends bien que l’on m’opposera l’exception de la consultation de bonne foi. Dans le vague même de sa définition, cette exception ne suffit en rien, croyez-le, à assurer ma tranquillité d’esprit, ni celle de milliers de bénévoles, d’associatifs, de chercheurs ou même de citoyens conscients souhaitant s’informer exactement sur cette face noire de notre monde.

J’ajouterai ici que vous ne pourrez pas être insensibles à ce que le vague de cette « bonne foi » permet en matière de délit de faciès. Si j’ai bon espoir, pour reprendre le même exemple personnel, que mon patronyme regrettablement rochelais me fasse bénéficier d’un préjugé favorable, je sais bien qu’il n’en ira aucunement de même de nos interprètes Rahman, afghan, ou Bilal, syrien, tous deux visiblement musulmans et bénéficiant en France de la protection subsidiaire.

Je voudrais brièvement rappeler quelques points de droit avant d’en venir aux éléments de contexte et aux objections. Les points de droit ne devraient pas nous retenir longtemps. C’est à ma connaissance la première fois en France qu’une démarche purement cognitive fait naître la présomption d’une intention criminelle. Le délit d’éventuelle intention terroriste dont on parle ici repose sur une double supposition. D’une part, la supposition d’un endoctrinement « radical », comme on le dit aujourd’hui ; d’autre part, la supposition que cet endoctrinement est susceptible par nature de déboucher sur un projet terroriste effectif. La notion d’acte préparatoire devient liquide, nébuleuse, subjective, et recule dans le temps. C’est la fin de l’article 8 de la Déclaration.

Au delà de l’inquisition

Je le dis avec gravité : même l’inquisition de Bernardo Gui n’est pas allée aussi loin. Elle se fondait aussi sur le for interne, mais celui-ci n’était pas supposé, et sûrement pas d’aussi loin. Il fallait qu’il se soit vu traduit par des prises de position hérétiques explicites. Et d’autre part, il fallait que des manifestations tangibles de l’option hérétique aient pu être relevées par les inquisiteurs. En sens inverse, il pouvait suffire d’abjurer l’opinion émise pour échapper aux poursuites.

Nous sommes ici très en-deçà des exigences mêmes de l’inquisition, le premier ministre parlant de la « première extériorisation d’une participation active à un endoctrinement terroriste » que manifesterait la consultation. Passons sur ce langage étrange, qui cache quelque chose d’assez simple. Aucune opinion n’est demandée pour poursuivre. La simple démarche intellectuelle suffit. La consultation seule. Nous avons à l’évidence passé les bornes du raisonnable. Cette guerre de perpétuelles surprises que fut, selon Marc Bloch dont je reprends ici les termes, celle de 1940, il jugeait, avant même d’entrer en résistance, que les Français l’avaient perdue par incuriosité. Nous en sommes là. Je suis adversaire du théorème de Godwin et de la reductio ad hitlerum. Mais il n’en reste pas moins que le texte dont vous êtes saisis, adopté vers 1934, eut pu conduire à incriminer tous ceux, Aron et Paulhan en tête, qui avaient eu l’idée de lire Mein Kampf pour se faire une idée de notre futur possible. Et si cet exemple a une vertu, c’est bien celle de montrer qu’on ne peut remettre à la discrétion d’un gouvernement et de sa police des questions aussi graves, même au bénéfice d’une restriction relative, j’y reviendrai, à la bonne foi.

J’en viens au second point de droit, qui ne concerne plus les garanties des citoyens exposés à la répression pénale, mais, peut-être plus gravement encore, la liberté d’expression. Il n’est pas besoin d’y insister trop lourdement, là non plus. Sauf à s’être montré particulièrement inattentif en classe de philosophie, il est assez clair que la formation du jugement suppose de n’être pas limité dans la recherche des faits et des opinions relatifs au sujet auquel on s’intéresse, ce sujet fût-il hautement sensible.

En réalité, l’incrimination en question a pour effet direct et nécessaire, et je ne parle même pas ici des chercheurs, ou des journalistes, d’empêcher radicalement, si vous me passez cet adverbe, le citoyen d’une démocratie de se former une opinion justifiée sur l’une des menaces les plus graves qui pèsent sur notre société, sur sa nature et sur ses formes. Le vieil Alain est bien mort. Cachez ces terroristes que je ne saurais voir. C’est un pan entier de la liberté de penser qui passe tout d’un coup dans l’ombre policière et répressive. Et l’on peut penser que ce véritable naufrage est d’autant plus regrettable qu’il s’agit de combattre un fléau politique, culturel et social.

Ôter le trouble de penser

C’est là-dessus que je voudrais en finir avec le droit, par mon troisième point. Je m’en voudrais de vous infliger un cours de philosophie politique, mais je ne détesterais pas que les grands principes pussent, à cette occasion être rappelés au gouvernement. La liberté de penser, la liberté d’opinion, et je n’aurai pas l’outrecuidance de citer la foule des grands auteurs, n’existent pas seulement pour satisfaire le désir de la connaissance individuelle, le bien-être intellectuel de chaque citoyen. Elles ne sont pas protégées seulement à ce titre par la déclaration que vous appliquez. Elles le sont aussi parce que ces libertés sont consubstantielles à l’existence d’une société démocratique, dont le premier devoir de l’Etat est de garantir le perfectionnement incessant. C’est l’éducation de l’homme à la raison politique de Kant. Ce devoir, l’Etat le méconnaît ici, ruinant, sous prétexte de sécurité immédiate, ce mouvement même de la connaissance et du choix qui seul, à la fin, est susceptible de protéger notre société du péril qui la menace. Ce n’est pas en ôtant du cerveau du citoyen, selon le mot de Tocqueville, le trouble de penser, qu’on peut espérer triompher de tous ceux qui précisément veulent qu’on ne pense pas. Cette question est aussi vieille que la démocratie elle-même.

Tous les auteurs l’ont vue, qu’ils se soient intéressés davantage à la liberté d’opinion ou à la qualité de la répression pénale. Tous les auteurs l’ont vue, sauf notre législateur. Comme s’il ne s’agissait pas de questions anciennes, et qu’il fallût à chaque fois réinventer le monde pour la satisfaction politique, ou électorale, de la génération présente. Prenez Beccaria par exemple, dans son célèbre traité : « La vraie mesure des crimes est le sort qu’ils font à la nation et non l’intention du coupable (…). Celle-ci dépend des impressions causées par les objets présents et de la disposition précédente de l’âme, lesquelles varient chez tous les hommes et dans chacun d’eux selon la succession rapide des idées, des passions et des circonstances. Il serait donc alors nécessaire de rédiger un code particulier pour chaque citoyen et de nouvelles lois pour chaque crime ». Tout est dit. Il suffisait d’ouvrir les vieux livres et de réfléchir un peu.

Et devant tout cela, vous ne pourrez que constater l’indigence de la défense du gouvernement. Je ne vois pas qu’en matière de liberté de pensée, de garanties individuelles ou de formation du citoyen, l’on puisse remettre toute notre tradition à la discrétion d’un policier ni même d’un juge, sous prétexte de bonne foi. Et je ne vois pas non plus comment on pourrait sauver ce texte par la notion de « consultation habituelle ». Il y a des esprits lents qui ont besoin, j’en fais partie, d’y revenir longtemps pour comprendre. Tout cela n’est pas le moins du monde sérieux.

Opprimer les hommes pour se venger de ne pouvoir vaincre les choses

J’en viens à présent au contexte, c’est-à-dire aux excuses qu’on se donne. Car je sais bien ce qu’on dira, ce que le gouvernement dira, ce que la police dira : « Voilà bien des grands mots, et les temps sont difficiles ». C’est une chanson souvent entendue et qui sert depuis quelques années à faire passer toutes les atteintes aux libertés : une réforme pénale par an, l’état d’urgence maintenu jusqu’à on ne sait quand, mettant notre genre de vie, pour employer un euphémisme, à la merci du moindre attentat.

Mais si les temps sont difficiles, ce que personne ne conteste, les principes dont je parle ne sont pas réductibles à de grands mots. Il y va de ce que nous sommes, si nous ne voulons pas finir, une loi après l’autre, à ressembler à cette Russie dont parlait Custine en disant : « J’ai senti au fond de cet exercice une volonté de fer employée à faux, et qui opprime les hommes pour se venger de ne pouvoir vaincre les choses ». Et le soupçon peut, en effet, nous traverser l’esprit qu’il est plus facile de plaire à tout le monde en passant des lois excessives qu’en réformant la police pour la rendre mieux adaptée aux nécessités de l’heure.

Les temps sont difficiles bien sûr, mais ceux de nos grands ancêtres ne l’étaient pas moins. L’idée informulée des gouvernements et des législateurs contemporains, c’est que les principes ne valent que par temps calme. C’est à l’évidence le contraire qui est vrai, et là-dessus nos prédécesseurs ne se trompaient pas. Quand Beccaria écrivait le traité célèbre dont j’ai cité tout à l’heure un passage, on ne pouvait pas traverser la forêt de Bondy sans escorte armée. Et quand, à l’inverse, le parlement meurtri par la bombe de Vaillant a fait voter des dispositions analogues dans leur nature à celles dont vous êtes saisis aujourd’hui, il a aussitôt subi l’opprobre d’avoir édicté des « lois scélérates », qualificatif infamant qui dure encore. Vous avez su vous opposer, en juillet 1971, à ce contrôle administratif des associations que Raymond Marcellin justifiait, en des termes à peu près analogues à ceux qu’on emploie aujourd’hui, par l’extrême « dangerosité sociale » de la cause du peuple de Sartre et Beauvoir. Non, rien n’a changé. Les temps, au fond, sont toujours difficiles pour ceux qui n’aiment pas la liberté.

La tristesse de ce temps ne tient pas seulement à ce climat de violence civile nouveau pour notre génération de citoyens. Il tient aussi à l’évidente fragilité des grands principes dans notre conscience même. Il tient à la fréquence avec laquelle il nous faut désormais rappeler ces évidences qui renferment en elles-mêmes une part de notre honneur collectif. Les gouvernements ont cédé. Les parlements ont cédé. Personne je crois n’aurait pu, dans notre jeunesse nourrie des grands exemples et des drames du passé, imaginer qu’ils céderaient aussi facilement, par lâcheté, par inconséquence ou par calcul. Il est sûr que cela nous rendra moins sévères à l’égard de nos aînés, mais c’est une faible consolation.

Les derniers gardiens

Vous êtes, et je voudrais le dire au-delà même de l’émotion, les derniers gardiens de cet honneur et de nos libertés. Permettez-moi d’espérer que vous les défendrez encore, alors qu’elles cèdent un peu partout dans le monde qui les a vu naître, et que personne, ce qui est aussi grave que le reste, ne semble en faire un drame.

Car ce qui est en jeu ici n’est pas seulement cette disposition particulière, mais cette disposition prise comme partie d’un mouvement qui s’étend et s’accélère partout, et qui chez nous a commencé voici près de vingt ans. C’est ce mouvement lui-même qui est destructeur. « L’esclavage, disait Simone Weil dans l’un de ses derniers écrits, avilit l’homme jusqu’à s’en faire aimer ; la vérité, c’est que la liberté n’est précieuse qu’aux yeux de ceux qui la possèdent effectivement ». Par la médiocrité de son inspiration comme par le vague de son contenu, la disposition en cause s’oppose à cette possession effective. Il est déjà infiniment surprenant, et triste, qu’elle soit arrivée jusqu’à vous. C’est la raison pour laquelle, au nom de la Ligue des droits de l’homme, je vous demande de la déclarer contraire à la Constitution.

François Sureau, Devant le Conseil constitutionnel, le 31 janvier 2017 pour la Ligue des droits de l’homme

Le Conseil constitutionnel a censuré l’infraction le 10 février 2017.

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